La place des laïcs depuis Vatican II
Conférence au CIL, 13 octobre 2012
Beno Malvaux
Cet article n'a pas été publié dans une de nos revues
Merci à Peter Annegarn et au comité du CIL pour leur invitation, qui a quelque chose d’un peu paradoxal. Vous êtes pour la plupart des laïcs, je suis pour ma part prêtre – et religieux de surcroît – et c’est moi qui vais vous entretenir de la place des laïcs dans l’Église depuis Vatican II. Votre contribution sera d’autant plus précieuse tout à l’heure, pour éclairer et compléter mon intervention, qui n’est pas le point de vue d’un laïc et qui sera donc quelque peu extérieure au sujet, une contribution qui partira beaucoup du droit canonique – c’est ma formation spécifique – mais aussi de mon expérience, comme prêtre collaborant avec des laïcs sur le terrain.
Je compte procéder de la manière suivante. Après un bref rappel historique de la situation qui prévalait avant Vatican II, je vais brosser à gros traits quel a été l’apport du concile quant à la place des laïcs dans l’Église. Puis nous en viendrons à l’étude de l’après-concile, qui se fera en deux temps. Je verrai d’abord ce qu’il en est au niveau de la politique officielle de l’Église, c’est-à-dire des déclarations magistérielles, du code de droit canonique de 1983 et plus largement de la législation en vigueur. Nous verrons ensuite en quoi la pratique sur le terrain a été plus loin que la législation officielle, même si cette pratique est parfois remise en cause aujourd’hui. Nous pourrons alors avoir un échange à partir de votre expérience propre.
Pour commencer par un bref rappel historique, nécessairement schématique, vous savez que, au début du XXe siècle encore, le pape Pie X considérait l’Église comme une société inégale par essence, composée des pasteurs, qui avaient tous les pouvoirs, et des laïcs, dont on attendait qu’ils se comportent en brebis dociles, qui n’avaient d’autre droit que de se laisser conduire par leurs pasteurs. Cette doctrine se traduisait dans la réalité pastorale concrète, où, pour reprendre une expression d’Yves Congar que je trouve très parlante, le laïc n’était reconnu dans l’Église que dans trois positions: à genoux devant l’autel, assis en face de la chaire de vérité ou mettant la main à son portefeuille. Elle se traduisait aussi dans la législation ecclésiale : le code de 1917 consacrait 378 canons aux clercs, 192 aux religieux et 43 seulement aux laïcs, en sachant que, sur ces 43 canons, 41 étaient consacrés aux tiers-ordres et aux pieuses unions, donc des laïcs qui vivaient en quelque sorte un peu comme des religieux. Quant aux deux canons restant, ils disaient, l’un que les laïcs avaient le droit de recevoir des clercs les biens nécessaires au salut – donc une position uniquement passive – et l’autre que les laïcs ne pouvaient pas porter l’habit clérical. Ce n’était pas des dispositions très exaltantes pour les laïcs!
Les choses ont changé peu à peu au cours du XXe siècle. Le développement de l’Action catholique, particulièrement, va avoir pour conséquence de considérer de manière positive l’engagement des laïcs dans le monde, d’y voir un authentique apostolat, et non plus une concession condescendante des clercs et des religieux à la faiblesse de l’état laïc, comme c’était le cas autrefois. Cependant, cette valorisation de l’engagement des laïcs dans le monde laissait ouverte la question de leur engagement dans l’Église, dans la mesure où cette dernière restait l’affaire des laïcs. Même l’engagement des laïcs dans la société était sous le contrôle de la hiérarchie, comme en témoigne le système du mandat en vigueur dans l’Action catholique, voire des consignes de vote données par les évêques au moment des élections, comme on en a un bel exemple en Belgique avec le « match » Van Zeeland-Degrelle de 1937 et le fameux « coup de crosse » du cardinal Van Roey en faveur du premier.
Sur ces entrefaites est arrivé le concile Vatican II. À mon sens, mais c’est une opinion personnelle, Vatican II va surtout œuvrer indirectement à la valorisation du laïcat dans l’Église, par le biais de la redécouverte de la vocation de baptisé, avec tout ce qu’elle implique. Par rapport à l’ancienne ecclésiologie, qui se focalisait directement sur la condition propre des différents états de vie, le clergé, la vie religieuse, le laïcat, Vatican II va promouvoir d’abord la condition commune de baptisé, comme en attestent l’ordre de la constitution sur l’Église Lumen gentium, dont le chapitre sur le peuple de Dieu précède les chapitres sur la hiérarchie et le laïcat, ainsi que la redécouverte du sacerdoce commun des fidèles, dont traite notamment LG 10, et de la vocation universelle à la sainteté, qui fait l’objet du chapitre V de la constitution. En revalorisant la condition de tous les baptisés, et en rappelant notamment que tout baptisé participe à la triple fonction du Christ, sacerdotale, prophétique et royale, Vatican II revalorisait indirectement la condition laïque, puisque c’était pour eux avant tout que les affirmations conciliaires allaient changer les choses. Par contre, le concile relativisait ainsi le sacerdoce ministériel, qui était à comprendre à partir du sacerdoce commun, tout comme l’état religieux, considéré autrefois comme état de perfection, et qu’on comprenait aujourd’hui à partir de la vocation universelle à la sainteté.
Le concile fut moins innovateur à propos du laïcat directement, peut-être notamment parce que très rares furent les laïcs impliqués dans les travaux conciliaires[1] et aussi parce que la thématique de l’apostolat des laïcs et de l’Action catholique était devenue familière dans l’Église, y compris dans la curie romaine, contrairement à l’œcuménisme, à la liberté religieuse ou à la collégialité épiscopale. Cela constituait un avantage, au sens où cela favorisait le consensus, mais cela pouvait aussi se révéler être un inconvénient, dans la mesure où le décret pourrait se borner à entériner ce qui se faisait et se disait déjà, sans faire véritablement progresser la réflexion.
Une difficulté à laquelle les pères conciliaires eurent à se confronter, ce fut la question de la définition même du laïc. Jusqu’alors, on définissait le laïc de manière négative, comme étant le baptisé qui n’était ni clerc ni religieux. Les pères conciliaires se rendaient bien compte que c’était un peu court, mais comment arriver à une définition du laïc qui puisse dire de manière positive et spécifique ce qu’il était? Les rédacteurs de Lumen gentium s’y essayèrent au n° 31 de la constitution, qui va définir le laïc de trois manières : sa première définition est la définition négative traditionnelle : les laïcs sont les baptisés qui ne sont ni clercs ni religieux; la seconde se fonde sur la revalorisation de la condition de baptisé, dont j’ai parlé tout à l’heure : dans cette perspective, les laïcs sont les chrétiens qui, en vertu de leur baptême, sont appelés à participer à leur manière à la triple fonction sacerdotale, prophétique et royale du Christ, donc au sacerdoce commun de tous les fidèles – une telle définition ne nous dit cependant pas spécifiquement en quoi consiste le laïcat, puisqu’on peut dire la même chose des clercs et des religieux; quant à la troisième définition, elle se situe dans la ligne de l’Action catholique, puisqu’elle voit le laïc comme le fidèle engagé dans les choses du siècle, qui cherche le règne de Dieu à travers la gérance des choses temporelles. Cette définition permet d’identifier une spécificité positive du laïcat, mais elle n’est pas exempte de faiblesses : elle peut donner à penser que les clercs et les religieux n’ont pas à s’engager dans le monde, alors que le mouvement général de l’ecclésiologie conciliaire allait en sens inverse, et elle ne dit rien de la présence et de l’engagement des laïcs en Église, en donnant indirectement l’impression que l’Église reste l’affaire des clercs[2].
Certes, certaines dispositions conciliaires étaient ouvertes à un engagement des laïcs en Église, mais elles l’envisageaient d’une manière qui laisse percer un certain paternalisme. Je pense par exemple à LG 37, qui disait ce qui suit : « Les pasteurs doivent reconnaître et promouvoir la dignité et la responsabilité des laïcs dans l'Eglise ; ayant volontiers recours à la prudence de leurs conseils, leur remettant avec confiance des charges au service de l'Eglise, leur laissant la liberté et la marge d'action, stimulant même leur courage pour entreprendre de leur propre mouvement. Qu'avec un amour paternel ils accordent attention et considération dans le Christ aux essais, vœux et désirs proposés par les laïcs ». La volonté d’encourager les laïcs à s’engager dans l’Église est ici indéniable, mais elle s’exprime d’une manière qui ne considère pas encore pleinement les laïcs comme des adultes responsables.
La mise en œuvre de Vatican II va donc, selon moi, être entachée de ce que j’appellerais la « faute originelle » du concile, qui n’a pas vraiment réussi à pleinement prendre en considération la condition laïque à l’intérieur de l’Église. J’en veux pour preuve le fait que la question de l’engagement des laïcs dans le monde ne va plus faire débat, mais que ce sont les questions relatives à l’engagement des laïcs dans l’Église qui vont occuper une place prépondérante dans les discussions ecclésiales, alors que le magistère continue à insister sur le fait que le champ premier d’action des laïcs est la vie sociale. C’est particulièrement visible lors du synode consacré aux laïcs, en 1987 : les textes officiels, y compris Christifideles laici, répètent que le propre des laïcs est de chercher le règne de Dieu à travers la gérance des choses temporelles – Chfl 9, en mettant même en garde contre le danger pour les laïcs de se consacrer avec un si vif intérêt aux services et aux tâches d’Église qu’ils en arrivent à se désengager pratiquement de leurs responsabilités spécifiques aux plans professionnel, social, économique, culturel et politique – Chfl 2. Mais, par ailleurs, quand on considère les débats synodaux, on se rend compte que les principales questions débattues concernent en fait l’engagement des laïcs dans l’Église, à savoir les rapports entre associations de fidèles laïcs et les pasteurs, les ministères des laïcs dans l’Église d’aujourd’hui et la mission des femmes dans l’Église. C’est cela qui fait question, parce que le concile n’a pas vraiment parlé de ce point.
Précisément, à propos de l’engagement des laïcs dans l’Église, les documents et la législation post-conciliaire se caractérisent par une ambiguïté permanente. D’une part, il y a un désir certain de promouvoir davantage de coresponsabilité entre clercs et laïcs dans la vie ecclésiale. D’autre part, on sent aussi une peur d’attribuer trop de responsabilités aux laïcs, pour ne pas porter atteinte au pouvoir des clercs et aggraver la crise d’identité qui frappe ces derniers.
Je vais vous en donner quelques exemples concrets, à partir de la législation ecclésiale. Ainsi, le motu proprio Ministeria quaedam, promulgué par le pape Paul VI en 1972, réforme l’ancien système d’accès au presbytérat, qui comportait ce qu’on appelait les ordres mineurs – portier, exorciste, lecteur, acolyte – et les ordres majeurs – sous-diacre, diacre, prêtre, en créant à la place des ordres mineurs deux ministères institués, le lectorat et l’acolytat, qui ne sont pas seulement des étapes vers le presbytérat, mais qui sont aussi ouverts à des laïcs qui souhaitent assurer un service d’annonce de la Parole ou de service liturgique sans se destiner au diaconat ou au presbytérat. L’intention du motu proprio était certainement de promouvoir des ministères laïcs, mais Paul VI va en quelque sorte « se tirer une balle dans le pied », en réservant ces ministères institués aux hommes, sans doute par peur d’ouvrir la voie à l’ordination diaconale ou presbytérale des femmes. Ces ministères institués étaient ainsi condamnés d’avance, dans une Église où l’essentiel des laïcs engagés sont de sexe féminin. Effectivement, ce fut un échec.
Un autre exemple de cette ouverture mitigée de l’Église à des ministères laïcs en son sein concerne l’exercice du pouvoir judiciaire dans l’Église. Cet exemple est plus intéressant que le précédent, conceptuellement, parce qu’est en jeu ici la possibilité pour des laïcs de se voir reconnaître un vrai pouvoir de décision, même si c’est dans le domaine relativement restreint des sentences des tribunaux ecclésiastiques, qui concernent principalement les reconnaissances de nullité de mariage. Dans le système prévu par le code de 1917, les juges du tribunal diocésain devaient nécessairement être des clercs. Une première réforme a été réalisé par le pape Paul VI, qui a promulgué en 1971 un motu proprio intitulé Causas matrimoniales, qui permettaient la nomination de juges laïcs, mais en réservant de nouveau cette possibilité aux seuls laïcs de sexe masculin. Le code de 1983 fit un pas en avant en supprimant cette discrimination entre les sexes. Le canon 1421 du nouveau code stipule ainsi que les conférences épiscopales peuvent permettre que des laïcs, aussi bien hommes que femmes, soient constitués juges et que, en cas de nécessité, l’un d’entre eux puisse être choisi pour former un collège. Cette dernière disposition signifie qu’un juge laïc ne peut exercer sa fonction qu’au sein d’un collège dont les autres membres seront clercs. Il faut savoir que la plupart des sentences des tribunaux ecclésiastiques sont rendues par des tribunaux collégiaux, de trois ou cinq juges. Concrètement, le tribunal diocésain fonctionnera donc toujours avec une majorité de clercs comme juges. Là où des juges laïcs sont nommés, ils ne pourront travailler qu’avec deux ou quatre collègues prêtres, au sein d’un tribunal collégial. Si par contre l’affaire est confiée à un juge unique, celui-ci sera nécessairement clerc, puisque les juges laïcs ne peuvent exercer leur fonction que dans un collège.
Cette disposition est intéressante, parce qu’elle illustre bien un débat qui a traversé et continue de traverser l’Église post-conciliaire, quant à la question de savoir si on peut reconnaître un véritable pouvoir de décision aux laïcs dans l’Église. Sans entrer dans les détails, un courant dans l’Église – au sein duquel on comptait le cardinal Ratzinger – soutient que tout pouvoir dans l’Église découle du sacrement de l’ordre, et il s’oppose donc à ce qu’on reconnaisse un pouvoir de gouvernement aux laïcs dans l’Église. Un autre courant fonde plutôt le pouvoir de gouvernement dans l’Église sur le sacrement de baptême, accompagné de la mission canonique reçue de l’autorité hiérarchique, ce qui permet de reconnaître à certains laïcs un pouvoir de décision dans l’Église. La norme relative aux juges diocésains est le résultat d’un compromis entre ces deux courants, puisque le juge diocésain laïc exerce un véritable pouvoir, mais en collaboration avec des clercs plus nombreux que lui.
On retrouve ce même genre de compromis quand il s’est agi de réglementer de manière générale la possibilité pour les laïcs d’exercer un pouvoir de gouvernement dans l’Église. D’une part, le canon 129 stipule que les fidèles laïcs peuvent coopérer à l’exercice du pouvoir de gouvernement dans l’Église selon le droit. On reconnaît donc que les laïcs peuvent participer au gouvernement de l’Église, sans devoir pour cela recevoir le sacrement de l’ordre. Par contre, le canon 274 qui dit que seuls les clercs peuvent exercer le pouvoir de gouvernement ecclésiastique. Le code semble donc faire une distinction entre un pouvoir de gouvernement ecclésiastique, réservé aux clercs, et un autre pouvoir de gouvernement, à l’exercice duquel pourraient collaborer des laïcs. Mais il ne précise pas en quoi consiste le gouvernement ecclésiastique. Il laisse donc la porte ouverte à des interprétations plus ou moins larges de la possibilité pour les laïcs d’exercer un pouvoir de gouvernement dans l’Église.
C’est cette même peur d’attribuer un vrai pouvoir de décision aux laïcs dans l’Église qui expliquent que la plupart des instances dans lesquelles ils peuvent intervenir sont consultatives, comme le synode diocésain, qui était autrefois une assemblée de prêtres, et qui est aujourd’hui ouvert à toutes les catégories de fidèles, surtout les laïcs (il y a donc une ouverture aux laïcs) mais qui ne dispose pas de pouvoir de décision, ce dernier revenant à l’évêque (l’ouverture est donc mitigée). De même, le code promeut la constitution de conseils pastoraux, diocésains ou paroissiaux, et prévoit explicitement que ces conseils doivent être surtout composés de laïcs, mais ces conseils n’ont aussi officiellement qu’un pouvoir purement consultatif.
On retrouve de beaux exemples de cette ouverture mitigée aux laïcs en ce qui concerne la paroisse. Je vais prendre ici deux cas. Voyons d’abord la manière dont le code conçoit l’exercice par le curé de ses responsabilités. Le canon 519, qui traite de cette question, prévoit que le curé est le pasteur propre de la paroisse pour laquelle il a à exercer la charge pastorale qui lui est confiée, avec la collaboration éventuelle d’autres prêtres et avec l’aide des laïcs, selon le droit. Il y a donc ici une ouverture à une certaine collégialité, impliquant tant des clercs que des laïcs. Mais la formulation de ce canon met quand même le curé à l’avant-plan et traduit en outre une certaine réticence du législateur à considérer sur le même pied les collaborateurs cléricaux et laïcs du curé. Le canon 519 parle en effet de la collaboration éventuelle d’autres prêtres ou de diacres avec le curé, et de l’aide apportée par des laïcs, selon le droit.
La différence des termes utilisés pour les uns et les autres – collaborateurs du curé (cooperantibus) pour ce qui est des prêtres et des diacres, et « apportant leur aide » (operam conferentibus) pour ce qui est de laïcs ne manque pas d’interpeller. Ce dernier terme est d’autant plus surprenant que le c. 129 §2 utilise le mot cooperari à propos de la participation des laïcs à l’exercice du pouvoir de gouvernement.
Cette différence de vocabulaire a suscité un embarras certain parmi les commentateurs du code. Alphonse Borras, par exemple, dit qu’il n’y a pas lieu de conclure trop rapidement ici à une discrimination envers les laïcs, à partir du fait que le c. 519 emploie des termes différents pour eux et pour les clercs. Pour Borras, le législateur a simplement voulu distinguer les contributions respectives des uns et des autres, mais sans se prononcer sur leur qualité. Je dirais que c’est tout à fait honorable de sa part d’essayer de sauver la proposition du prochain, comme on dit, mais il n’empêche que, en français courant, le terme d’aide est certainement moins fort que celui de collaboration, et il implique une connotation de subordination qui est moins présente dans la collaboration.
Un autre bon exemple d’ouverture mitigée du code aux laïcs est fourni par un canon nouveau, à comprendre dans le cadre de la crise actuelle des vocations presbytérales, le canon 517 §2, qui prévoit la possibilité d’une paroisse privée de curé, pour cause de pénurie de prêtres. Dans ce cas, dit le canon, l’évêque peut confier une participation à l’exercice de la charge pastorale de la paroisse à un diacre ou à une autre personne non revêtue du caractère sacerdotal, ou à une communauté de personnes, tout en nommant un prêtre modérateur de la charge pastorale.
Ici, on peut vraiment parler d’une ouverture mitigée aux laïcs. Le code de 83 prévoit la possibilité que des laïcs participent à l’exercice de la charge pastorale d’une paroisse, ce qui était inimaginable dans l’ancien code de 1917, mais il s’agit d’une participation à cette charge pastorale, étant entendu qu’on nommera un prêtre modérateur avec lequel le ou les laïcs devront collaborer, même s’il n’est pas curé. En outre, ce système n’est conçu que dans une perspective de suppléance, puisqu’il n’intervient que dans l’hypothèse d’une pénurie de prêtres. S’il y a suffisamment de prêtres pour avoir des curés partout, il n’est pas nécessaire que des laïcs participent à l’exercice de la charge pastorale. Enfin, la manière alambiquée dont le canon s’exprime traduit bien la réticence du législateur à envisager cette possibilité. Indépendamment de la mention du diacre en premier lieu, je me suis longtemps demandé pourquoi le code parlait de personnes non revêtues du caractère sacerdotal et d’une communauté de ces personnes, plutôt que de parler plus simplement de laïcs et d’une équipe de laïcs. Un spécialiste de l’histoire de ce canon m’a donné la réponse à cette question, il y a quelques années : en fait, le législateur n’a envisagé de confier une paroisse à des laïcs qu’en dernière extrémité. Son raisonnement était le suivant : s’il n’y a pas assez de prêtres pour avoir des curés dans toutes les paroisses, confions en priorité une responsabilité paroissiale aux diacres, qui appartiennent au clergé. S’il n’y a pas de diacres, confions cette responsabilité à des religieux frères ou à des religieuses (c’est pourquoi le code parle d’une communauté de personnes et évite le terme « laïc », dont on discute la légitimité de l’emploi à propos de religieuses ou de religieux non prêtres). Ce n’est que s’il n’y a ni diacres ni religieux ni religieuses disponibles qu’on se tournera vers les laïcs.
On voit donc bien pourquoi je parle d’ouverture mitigée aux laïcs de la part de la hiérarchie. Il y a une ouverture à la participation des laïcs dans la vie ecclésiale, mais cette ouverture se fait très frileuse dès qu’il s’agit d’envisager la possibilité pour les laïcs d’exercer un véritable pouvoir en Église. J’ajouterai que, depuis le concile, ce mouvement ne s’est pas démenti. Il s’est même en quelque sorte renforcé, comme en témoigne l’instruction de 1997 sur quelques questions concernant la collaboration des fidèles laïcs au ministère des prêtres, émanant de huit dicastères romains et approuvée sous forme spécifique (donc, faite sienne) par le pape Jean-Paul II, qui rappelle notamment la différence essentielle entre sacerdoce commun et sacerdoce ministériel, seul le sacerdoce ministériel étant doté d’un pouvoir sacré dans l’Église, qui déclare illicite l’emploi de termes comme chapelain ou aumônier pour des fidèles non ordonnés, parce qu’on pourrait confondre leur rôle avec celui du pasteur, qui est uniquement l’évêque et le prêtre, qui rappelle que des fidèles non ordonnés ne peuvent être admis à prêcher que dans des cas exceptionnels, en suppléance des ministres sacrés, et qu’ils ne peuvent en aucun cas prononcer l’homélie, etc.
Voilà ce qu’il en est de la législation et de l’enseignement officiel de l’Église. Mais cette législation et cet enseignement ne constituent pas le tout de la vie de l’Église. Pour avoir une idée plus complète de l’évolution du laïcat dans l’Église depuis Vatican II, il faut aussi considérer la situation sur le terrain. C’est un second volet de mon intervention, qui va consister à montrer que la pratique des Églises et des communautés locales est allée plus loin que la législation officielle, en développant des coutumes qui vont au-delà de la loi et permettent de reconnaître de véritables responsabilités de décision à des acteurs laïcs. Ici encore, je vais procéder à partir d’exemples concrets.
Le premier de ces exemples concerne la curie diocésaine. Dans la curie diocésaine, c’est-à-dire l’administration qui assiste l’évêque dans son travail, une place de choix est réservée aux vicaires généraux et épiscopaux. Ce sont les bras droits immédiats de l’évêque, qui constituent avec lui le conseil épiscopal – canon 473 §4; selon les dispositions du code, ces vicaires doivent nécessairement être prêtres – canon 478 §1. Mais la pratique des diocèses a été plus loin, puisqu’on confie parfois à un ou à une non-prêtre une tâche équivalant à celle de vicaire épiscopal, sans lui en donner le titre, puisque seul un prêtre peut être vicaire épiscopal, mais en lui permettant de participer au conseil épiscopal, au titre de délégué épiscopal. J’ai eu la curiosité de regarder l’annuaire de l’archidiocèse de Malines-Bruxelles, et j’en ai compté cinq, alors qu’il y a par ailleurs quatre vicaires généraux (dont les trois évêques auxiliaires) et deux vicaires épiscopaux. Ces délégués épiscopaux sont les sœurs Elisabeth Storms et Agnès Laureys, des religieuses, qui sont délégués épiscopales de l’archevêque pour la vie consacrée, francophone et néerlandophone, Claude Gilliard (diacre permanent) et Fons Uytterhoeven (laïc) qui sont délégués épiscopaux pour l’enseignement, francophone et néerlandophone, et Patrick du Bois (laïc) qui est délégué épiscopal pour l’administration du temporel. Ces délégués font partie du conseil épiscopal, qui se réunit tous les vendredis à Malines, en vertu d’une coutume qui va au-delà de la loi du canon 473, qui n’admet dans ce conseil que des vicaires généraux et épiscopaux.
De la même manière, aux États-Unis, certains diocèses ont confié à des religieuses ou des laïcs des responsabilités équivalant à celles d’un vicaire général, en nommant la personne en question chancelier de la curie. Le chancelier ne doit en effet pas nécessairement être prêtre. En principe, il est chargé de la rédaction et de la conservation des actes officiels du diocèse, ce qui n’est pas une responsabilité écrasante. Mais le code permet de lui attribuer d’autres fonctions, sans préciser lesquelles, et c’est à partir de ce « flou » dans la loi que des évêques ont confié d’importantes responsabilités dans la curie diocésaine à des laïcs, en allant donc plus loin que ce que la loi au sens strict permet.
On trouve de semblables coutumes praeter ou contra legem, c’est-à-dire qui vont au-delà de la loi, voire contre la loi, dans la vie paroissiale. Officiellement, la seule instance de participation des laïcs à la vie paroissiale prévue par le code est le conseil pastoral de paroisse, qui a un pouvoir consultatif. Sur le terrain, cependant, une autre instance s’est fortement développée ces dernières décennies et est maintenant intégrée dans les projets diocésains de restructuration des paroisses, c’est l’équipe pastorale ou équipe d’animation pastorale de la paroisse. Cette équipe, qui est parfois élue par les paroissiens, parfois composée par cooptation, est constituée d’une majorité de laïcs et exerce souvent un véritable pouvoir de gouvernement dans la paroisse. Cette réalité nouvelle est désormais reprise dans des textes diocésains officiels, qui tentent de concilier la pratique effective de coresponsabilité avec le prescrit canonique qui fait du curé le pasteur propre de la paroisse. À titre d’exemple, le chantier paroisse du diocèse de Liège de 2004, relatif aux unités pastorales, dit que l’équipe pastorale participe à l’exercice de la charge pastorale et assume la direction de l’unité pastorale avec le curé qui en est le responsable. Elle se compose du curé, éventuellement du vicaire et de prêtres auxiliaires, diacres, assistantes paroissiales et autres laïcs associés à la direction de l’unité. La lettre pastorale de Mgr De Kesel de 2004 sur l’avenir des paroisses à Bruxelles s’exprime en termes très proches, en disant que l’équipe pastorale partage l’exercice du souci pastoral et assure la direction de l’unité pastorale avec le prêtre qui en a la responsabilité. De par mon expérience personnelle dans l’unité pastorale des sarments forestois, l’équipe pastorale constitue une véritable instance de décision, où les laïcs membres de l’équipe sont vraiment partie prenante à l’élaboration de la politique pastorale de l’unité.
On voit donc que, sur le terrain, la pratique précède la loi et devrait en principe la faire avancer, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire de l’Église, où des coutumes sont nées peu à peu, à la marge ou même en contradiction avec la loi, pour prendre ensuite une telle ampleur qu’elles seront finalement entérinées dans la loi elle-même. Peut-être cela va-t-il se produire aussi dans notre domaine. Mais ce n’est pas sûr, parce que la réalité ecclésiale de ces dernières années n’évolue pas nécessairement dans ce sens et que la coutume est nécessairement plus fragile que la loi et suppose que les personnes concernées soient convaincues de sa valeur et de sa légitimité pour pouvoir s’appliquer. Je fais allusion ici au fait que bon nombre de jeunes prêtres, mais aussi de jeunes laïcs engagés par exemple dans des communautés nouvelles, ne sont pas nécessairement persuadés de l’intérêt de confier davantage de responsabilités aux laïcs dans la vie ecclésiale. Or, les coutumes dont je viens de vous parler ne sont pas traduites en textes de loi, du moins au niveau de l’Église universelle. Un prêtre – ou un évêque – qui ne partage pas ces options peut donc les rejeter sans qu’on puisse lui reprocher quoi que ce soit, d’un point de vue canonique s’entend. C’est ce qui s’est produit dans un certain nombre de paroisses en France, mais peut-être aussi en Belgique, où certains jeunes prêtres nommés curés de paroisse ont supprimé les équipes existantes, tant pastorales que liturgiques ou autres, en invoquant le fait qu’elles ne sont pas prévues par le code et que le code confie au contraire au curé seul la charge pastorale de la paroisse. Canoniquement, on ne peut rien leur reprocher, si ce n’est invoquer des directives diocésaines du genre de celles que j’évoquais tout à l’heure, mais il faut savoir aussi que beaucoup de ces directives se veulent pastorales et sont donc rarement contraignantes (la lettre pastorale de Mgr De Kesel, par exemple, dit clairement qu’il faut respecter le rythme propre à chaque paroisse et qu’il n’est pas question d’imposer la constitution d’unités pastorales).
La question de la place des laïcs dans l’Église reste donc ouverte. On peut imaginer qu’ils jouent un rôle de plus en plus important dans la vie ecclésiale, du fait notamment de la diminution du nombre de prêtres, et qu’on débouche sur une véritable coresponsabilité entre les uns et les autres. On peut tout aussi bien imaginer que cette coresponsabilité s’essouffle, du fait du vieillissement des laïcs engagés et du manque d’intérêt des plus jeunes pour la vie ecclésiale, et que les communautés chrétiennes du futur, nécessairement plus restreintes que celles que nous connaissons aujourd’hui, soient sous la responsabilité principale, voire exclusive, des prêtres. C’est ici que ma contribution à la réflexion comme canoniste et théologien s’arrête et que la vôtre, comme acteurs laïcs présents sur le terrain, commence. Pour nourrir nos débats tout à l’heure, j’aurais envie de vous poser deux questions :
- à partir de votre expérience, partagez-vous mon analyse quant à l’ouverture mitigée de l’Église officielle vis-à-vis de la participation des laïcs à la vie et au gouvernement de l’Église, quant aux avancées de la pratique sur le terrain et quant au caractère fragile de ces avancées?
- si nous nous tournons vers l’avenir, quelle évolution vous semblerait la plus opportune et comment la mettre en œuvre?
Beno Malvaux
Notes :
[1] À la première session du concile, un seul laïc avait été invité à titre personnel, à savoir le philosophe Jean Guitton. La seconde session verra la nomination de treize auditeurs laïcs, parmi lesquels un Belge, le secrétaire général de la fédération internationale des syndicats chrétiens. Mais parmi ces treize auditeurs, aucun n’était de sexe féminin. Celles-ci ne furent invitées qu’à partir de la troisième session, qui comptait vingt-et-un auditeurs et sept auditrices laïcs. Cela reste très peu!
[2] Dans le même esprit, le décret conciliaire sur les laïcs est intitulé de manière caractéristique « décret sur l’apostolat des laïcs ».