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La question éthique. Une approche chrétienne.

Ignace Berten
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Pour sa participation à la rencontre annuelle du Réseau Européen Églises et Libertés, qui se tenait à Drongen du 1er au 4 mai 2014, notre réseau belge PAVES devait prendre en charge une journée d'étude. Elle s'est tenue le vendredi 2 mai sur "la question éthique" avec la participation de Sylvie Schoetens, Ignace Berten et Benoit Van Cutsem. Une trentaine de Belges y ont participé avec les délégués européens. Voici le texte de la communication d'Ignace Berten.

Depuis quelques années, les questions éthiques, questions qui concernent le corps humain et les relations affectives, sont à l’ordre du jour des débats et des décisions politiques. Les débats sont vifs, souvent passionnés, les oppositions sont clairement marquées, voire tranchées. Vous avez retenu pour votre réflexion les questions qui tournent autour de l’avortement et de l’euthanasie, le commencement et la fin de la vie.

Comment est-ce que je me situe, comme croyant catholique et comme théologien par rapport à ces questions. Il se fait que j’ai été appelé à m’exprimer à diverses reprises lors de colloques organisés dans le cadre du Parlement européen ou de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe sur la façon dont, à mon avis, l’Église pouvait ou devait intervenir dans ces débats. Il est un fait que ma position n’a pas plu à tout le monde…

1.     Le champ des diverses positions éthiques.

J’ai eu la chance de rencontrer et de pouvoir travailler à l’une ou l’autre reprise avec le Dr Léon Cassiers. Ce médecin psychanalyste, catholique profondément croyant, a été doyen de la faculté de Médecine de l’UCL et président du Comité consultatif de bioéthique de Belgique. Mort prématurément, il avait un projet de livre, dont le manuscrit était déjà largement élaboré, où il voulait faire le point personnellement sur son expérience d’un point de vue éthique. Des amis ont mis en forme son manuscrit pour le rendre publiable, même s’il n’est pas parfait. Le livre est publié sous le titre : Ni ange, ni bête. Essai sur l’éthique de l’homme ordinaire (Paris, Cerf, 2010). Sa pensée et ce livre m’ont permis d’exprimer de façon plus précise mes convictions sur ces questions éthiques, tout en disant que ma spécialité première, comme théologien, n’est pas l’éthique.

Qu’est-ce que Cassiers appelle cette « éthique de l’homme ordinaire » ? Dans les débats au sein du Comité consultatif, différentes options éthiques théoriques se sont affrontées : une position religieuse, représentée par la doctrine de l’Église catholique (qui n’est cependant pas représentative de toutes les positions chrétiennes), défendant des principes intangibles ; une position d’inspiration kantienne valorisant la raison, l’autonomie et la liberté individuelle ; une position pragmatique, d’inspiration anglo-saxonne, pour laquelle seul le résultat compte, peu importent les moyens utilisés. Pour Cassiers ces trois positions présentent des aspects positifs et d’importantes limites, de plus il constate que, dans des situations difficiles, les gens n’agissent en général pas sans réfléchir. Ils sont porteurs d’une certaine sagesse qui n’entre pas simplement dans le cadre de ces trois positions. Cette sagesse valorise davantage la relation interpersonnelle. C’est assez librement que j’utilise ici cet apport de Cassiers.

Dans le champ politique et idéologique, la tension principale est entre les deux premières positions. D’un côté, pour l’Église catholique, la nature, au sens biologique du terme, est expression directe de la volonté du Dieu créateur, et lui seul est maître de la vie. Dès lors, la vie doit être respectée absolument de la conception à la mort naturelle. L’embryon dès la première cellule fécondée mérite le statut de personne humaine. Tout avortement, même le plus précoce est de l’ordre du meurtre et tout acte mettant délibérément fin à la  vie est aussi de l’ordre du meurtre. D’un autre côté, la liberté individuelle est le critère dernier et décisif, à condition que cela ne porte pas tort à autrui. C’est clairement la position du CAL. Je cite : « En matière de questions éthiques, la laïcité se fonde sur le principe de liberté individuelle, sur la liberté de conscience de chacun et sur le droit à disposer librement de son corps et de son destin » (« Dossier : revendications laïques »,  Espace de libertés, janvier 2014, p. 50).

Par rapport à la position catholique, position spécifiquement religieuse, Cassiers fait remarquer que la référence à la nature n’est pas sans signification. Dans le domaine de l’environnement et du climat, on se rend bien compte aujourd’hui qu’il faut prendre en compte la nature si on veut éviter des catastrophes. Les manipulations biologiques rendues possibles aujourd’hui par les technosciences comportent sans doute des risques démesurés concernant la qualité de la vie humaine et son avenir. Mais la limite de cette approche, c’est que la nature de l’être humain n’est pas seulement biologique, elle est aussi relationnelle. Par ailleurs, si l’Église valorise la raison, elle hésite à faire valoir l’usage de la raison dans ce domaine éthique, et de plus elle se méfie quelque peu de la liberté et de l’autonomie.

Par rapport à la position d’inspiration kantienne, elle valorise positivement raison, autonomie et liberté. Mais elle est aussi trop idéaliste en ne tenant pas suffisamment compte de ce que l’autonomie et la liberté humaines se situent toujours aussi dans un réseau relationnel qui les conditionne. L’être humain n’est pas seulement un individu, il est aussi un être relationnel. De ce point de vue, s’il y a abus à considérer que l’embryon humain est une personne, il n’est pas non plus simplement une partie du corps de la femme. Une banalisation de l’avortement correspond-il à l’expérience humaine dans sa complexité ? Je m’interroge sur le fait que la loi française ait supprimé la notion de détresse dans sa loi sur l’avortement, je m’interroge sur le fait qu’on parle et qu’on revendique simplement un droit à l’avortement (ce qui est autre chose qu’une dépénalisation). Je m’interroge quand Dominique Roynet déclare : « Il faut déculpabiliser les femmes. Quand une femme a douze grossesses, quatre enfants et huit avortements, qui peut dire ce qui est bien ou mal ? » (« Nous militons pour le droit à choisir de devenir mère. Entretien de Frédéric Soumois avec Dominique Roynet », Espace de libertés, avril 2014, p. 47). Tout va-t-il bien dans le meilleur des mondes quand une femme est conduite à cela : où sont réellement les valeurs d’autonomie, de liberté, de raison et de responsabilité revendiquées ?

Un mot aussi à propos de l’option pragmatique : seul le résultat compte, peu importent les moyens. Dans un tout autre domaine, cela conduit à la torture généralisée et à Guantanamo, à la suppression des libertés au profit de la sécurité. Cependant il importe du point de vue éthique de mettre en œuvre un principe de proportionnalité[1]. La fin ne justifie pas les moyens, mais nous ne sommes pas dans un monde de perfection : dans nombre de situations, le bien parfait n’est pas accessible, il faut se résoudre au moindre mal, ou plus positivement au meilleur bien possible dans telle situation compte tenu des circonstances, des limites des personnes, etc. Sur ce point aussi, l’Église développe une position intransigeante. Les principes s’imposent absolument. À la limite, je n’ai en aucune circonstance le droit de mentir, même si je sais pertinemment qu’en disant la vérité je mets en cause la vie de quelqu’un d’autre…

2.     Quel discernement ?

Où en suis-je personnellement sur les deux questions posées, avortement et euthanasie ? Ni interdit sans nuance, ni banalisation.

2.1     Embryon et avortement

Selon l’enseignement officiel de l’Église catholique, l’embryon dès le stade de la première cellule fécondée, le zygote, doit être traité comme s’il était une personne. C’est ce que dit le Catéchisme (n. 2274). D’autres textes disent explicitement que l’embryon est une personne.

Cette affirmation pose une question théologique fondamentale sur l’image de Dieu qu’elle induit. On sait que la femme expulse sans en avoir conscience entre deux-tiers et trois-quarts des cellules fécondées : quel serait ce Dieu, un Dieu fondamentalement relationnel, qui créerait à profusion des personnes sans le commencement d’une véritable vie ? On est dans la contradiction totale et dans le non-sens.

Par ailleurs, au niveau de la réflexion anthropologique, on doit se demander si la conception qui a lieu dans une relation de couple porté par l’amour et qui souhaite transmettre la vie, d’une part,  et la conception qui se produit dans une situation de guerre où le viol est systématiquement utilisé pour humilier et détruire les personnes, d’autre part, sont humainement la même chose ? La question de la relation ne doit-elle pas impérativement être prise en compte ? Allons plus loin, pour qu’il y ait vraiment personne humaine, ne faut-il pas que la femme ait conscience de cette altérité en elle et l’assume de quelque manière, que ce soit de façon heureuse ou plus ou moins contrainte ?

Des revendications sous le slogan « c’est mon corps » masquent la réalité d’une altérité inscrite dès la conception, altérité très limitée et conditionnée, altérité en devenir : l’embryon est autre chose qu’une tumeur.

Biologiquement, il est impossible de déterminer un moment précis où l’embryon et le fœtus deviendrait personne. Au Moyen Âge, on considérait que Dieu n’insufflait une âme humaine qu’à un certain stade de développement. La décision législative d’autoriser l’avortement jusqu’à telle ou telle semaine, est pour une part arbitraire, mais elle dit aussi l’intuition qu’à partir d’un certain développement, il y a là un être sensible qui a une individualité propre.

Je crois que la décision d’avortement peut être une décision responsable dans telle situation où elle correspond à une option de moindre mal ou de plus grand bien possible accessible pour la personne de la femme. Mais qu’elle est aussi l’expression d’un échec ou d’un accident de la relation responsable où il y a trop souvent déconnexion entre relation sexuelle et relation d’amour. Je suis perplexe quand Dominique Roynet critique l’expression d’échec au sujet de l’avortement, en disant simplement : « certaines femmes peuvent l’utiliser comme un système de planification des naissances » (Ibid.). L’argument que certaines femmes le font est-il suffisant pour discerner la qualité humaine de l’acte ? J’ai eu l’occasion d’examiner un programme d’éducation sexuelle de l’Unicef destiné aux jeunes en Afrique : tout y est dit sur la physiologie de la relation sexuelle et sur les moyens d’éviter une grossesse, mais pas un seul mot sur les dimensions affectives et relationnelles de la sexualité. Cela pose question.

Face à la complexité des situations et des expériences humaines, je suis insatisfait des deux postions antagonistes : la position intransigeante d’affirmation de principes s’appliquant comme obligation absolue et sans exception, ou la position totalement libérale d’une liberté sans autre limite que le tort causé à autrui et d’une absolutisation du jugement de conscience sans se demander comment ce jugement de conscience se forme. Je ne puis dire sans plus que parce qu’une personne juge en conscience que tel acte est bon pour elle, par le fait même c’est bien pour elle et pour la société…

2.2     Euthanasie

La vie n’appartient qu’à Dieu, dit l’Église. La mort n’est plus ce qu’elle était. On vit de plus en plus longtemps en bonne santé, ce qui est évidemment un bienfait. Mais la médecine permet aussi de prolonger la vie physique dans des conditions parfois très pénibles qui autrefois auraient conduit rapidement et naturellement à la mort. De plus en plus aussi, la mort a cessé en contexte hospitalier surtout d’être simplement naturelle : on décide d’opérer ou de ne pas opérer, d’utiliser ou de ne pas utiliser tel médicament et à quelle dose pour apaiser la douleur, on décide de poursuivre ou de ne pas poursuivre tel traitement extraordinaire, etc. De fait, il y a de plus en plus un lien entre moment de la mort et décision humaine.

Par ailleurs, bien plus que par le passé, on a appris à traiter la douleur. Il faut remarquer qu’il n’y a pas si longtemps, il y avait une véritable résistance du corps médical à prendre en compte directement le soin de la douleur. Heureusement, les soins palliatifs ont fait d’énormes progrès. Le témoignage de familles où les soins palliatifs ont permis d’accompagner la personne dans son passage vers la mort est impressionnant. Ces soins demandent un investissement considérable en temps, en disponibilité de personnel compétent techniquement et relationnellement, et si possible en présence des proches. Je suis convaincu qu’il y a là une véritable humanisation ou réhumanisation de la mort dans un contexte où la mort a été systématiquement exclue du quotidien de la vie.

Est-ce que pour autant les soins palliatifs, là où ils sont effectivement accessibles, répond à toutes les situations ? Du témoignage de certains soignants engagés dans ces services, il semble que non. Qu’il y a des cas où on n’arrive pas à calmer une douleur insupportable… Et où la distinction entre euthanasie directe, c’est-à-dire donner la mort pour libérer de la souffrance et prendre les moyens médicamenteux pour mettre fin à la souffrance en provoquant de ce fait la mort n’est en tout cas pas claire.

Cela dit, je ne pense pas non plus qu’on puisse avoir un jugement moral tranché et sans nuances sur l’acte d’euthanasie lui-même, ni humainement ni comme croyant. Je connais deux cas assez proches de personnes croyantes qui, en raison de leur souffrance non gérable, ont demandé l’euthanasie, et ont dit adieu à leur famille ou à leurs proches dans un contexte paisible et de prière… Comme le dit le pape François : au nom de quoi est-ce que je jugerais. Pour le croyant, la vie physique n’a jamais été un absolu : le sacrifice de soi pour autrui a toujours été valorisé, à commencer dans la personne de Jésus, qui certes n’a pas choisi la mort, mais pouvait aussi choisir de ne pas mourir par la fuite. La légitime défense a toujours aussi été légitimée et, en général et avec des limites, l’acte de tuer dans les situations de guerre…

Allons plus loin. On a beaucoup parlé de la décision de Christian de Duve de demander l’euthanasie. En fait, il faut reconnaître que sa demande n’entrait pas dans le cadre de la loi sur l’euthanasie : il n’était pas proche de la mort, il ne vivait pas une souffrance extrême ni physique ni morale. Il s’agit en fait d’un suicide assisté. Certes, il se sentait diminuer. Mais au fond, il considérait qu’il avait vécu une belle et longue vie, riche d’expérience humaine, et qu’il était tout simplement temps de s’en aller paisiblement. Et de le faire dans un contexte relationnel positif, entouré de sa famille. Au nom de quoi déclarer qu’une telle décision n’est pas moralement légitime ?

Cela dit, je me pose nombre des questions sur la réalité et la pratique actuelle de l’euthanasie.

D’abord nombre de demandes d’euthanasies ne sont-elles pas liées à une certaine pauvreté des relations interpersonnelles, à l’isolement ou à la peur d’isolement des personnes ? Et la question de l’image de soi face aux autres, n’est-elle pas pour une part le doute qu’on a d’être accepté inconditionnellement par ses proches ?

Une deuxième question : un médecin connu, militant pour l’euthanasie, dans une rencontre privée avec un infirmier spécialisé en soins palliatifs qui avait demandé à le rencontrer, lui a fait cette remarque : Vous rendez-vous compte de ce que coûtent à la société les dernières années de vie ? Réflexion inquiétante. Inévitablement, des choix économiques devront être faits compte tenu du coût de plus en plus élevé de certains traitements : la meilleure santé pour tous ou une santé de surexcellence pour quelques privilégiés ?  Mais introduire cette réflexion économique dans la question de l’euthanasie pose question. Et évidemment ce médecin n’est pas prêt à dire publiquement ce qu’il dit en privé…

Enfin dernière question : je suis aussi inquiet de la loi sur l’euthanasie des mineurs. Du témoignage de divers pédiatres, une telle décision est jusqu’à présent prise de façon tout à fait exceptionnelle dans des cas extrême : est-il sain de faire une loi pour des situations aussi exceptionnelles ? Le médecin n’a-t-il pas parfois le droit et le devoir de la transgression de la loi en conscience, quitte à devoir en répondre devant un tribunal au cas, improbable si les choses se font dans une certaine clarté, où il y aurait plainte ?

Comme on le voit, dans le cas de l’euthanasie comme dans celui de l’avortement, comme personne humaine réfléchissant du point de vue éthique et comme croyant, je ne crois pas aux positions tranchées, ni l’intransigeance négative, ni le libéralisme individualiste à tout va.

De plus je pense qu’il est nécessaire, de la part de l’Église, de reconnaître qu’il y a place dans la société pour plusieurs conceptions légitimes différentes.  

 

Ignace Berten (dominicain)

Notes :
[1] Cf. Peter Knauer, « Une éthique à partir du principe de proportionnalité », Collectif, Regards éthiques sur l’Union Européenne, Peter Lang, Bruxelles, 2011, pp. 23-42.  

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