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Liberté d'expression : le droit au blasphème ?

Sylvie Kempgens
Publié dans Bulletin PAVÉS n°42 (3/2015)

Rappel. Le Réseau PAVES est la composante belge du Réseau Européen Églises et Libertés. Ce dernier est membre fondateur d’une plate-forme qui fait du lobbying au Parlement Européen pour la séparation du religieux et du politique. De concert avec des représentants d’autres convictions, nous tentons d’y faire entendre une voix de respect, de tolérance et de pluralisme. (P.C.)


J'ai pris part ce 25 février dans les locaux du Parlement européen à Bruxelles à une conférence-débat sur "Liberté d'expression : le droit au blasphème ?", organisée par deux eurodéputées : Sophie in't Veld (NL) et Virginie Rozière (FR), qui co-président la Plateforme du Parlement européen pour la laïcité en politique (EPPSP).

[Le panel ne correspondait pas à ce qui était initialement annoncé, mais les intervenants étaient bien choisis et intéressants. Pour une raison inconnue, Sophie in't Veld a modifié l'horaire en offrant une possibilité de questions/ réponses et de débat avant que les représentants des religions puissent s'exprimer, ce qui a vraiment donné l'impression de reléguer ces derniers au second plan. Mais, une fois qu'ils ont eu la parole, ils ont donné du souffle et de la richesse spirituelle à l'événement : divine surprise, donc !]

Malheureusement, malgré les invitations lancées par les organisatrices, aucun intervenant musulman n'était présent...

Il s'agissait donc de réfléchir à la liberté d'expression : que signifie-t-elle ? Comment la défendre ? Va-t-elle jusqu'au droit au blasphème ?

Les deux premiers intervenants, Pierre Galand, aujourd'hui président de la Fédération humaniste européenne (FHE) et Scott Griffen (jeune journaliste chargé à l'International Press Institute des programmes en matière de liberté de la presse), étaient chargés de nous informer sur les lois "anti-blasphème" qui existent en Europe. Ils les ont listées de façon exhaustive, pays par pays, mesure par mesure, mais leur débit rapide, dû au temps très court qui leur était imparti, et mon faible niveau d'anglais juridique, ne m'ont pas permis d'en prendre note ...

On sait que le droit fondamental qu'est la liberté d'expression s'arrête lorsque celle-ci en arrive aux propos calomnieux ou haineux, à l'égard d'une personne ou d'un groupe. La criminalisation de la diffamation a évidemment des implications sur le travail du journaliste et, quand un groupe s'estime diffamé sur le plan de ses pratiques, de sa religion, de sa divinité, on en arrive à des dispositions "anti-blasphème". Des condamnations pour insulte à la religion interviennent dans de nombreux pays : en Irlande, en Grèce, à Malte, au Portugal, en Espagne et en Pologne, mais aussi en Allemagne et en Alsace-Lorraine ; en Autriche ou à Chypre, on peut même écoper de peines de prison ; en ce qui concerne la Belgique, on y condamne l'irrespect pendant une cérémonie religieuse. Pour Scott Griffen, il faut garder le droit de discuter et de critiquer, même quand cela blesse les sentiments de certaines personnes ; il conteste l'idée de protections spéciales pour les croyants, et s'étonne de surcroît des raisons utilisées pour conserver voire développer une législation "anti-blasphème" (l'Autriche par exemple invoque la nécessité de "maintenir la paix"). Pierre Galand évoque avec inquiétude telle rencontre sur la liberté d'expression qui a récemment été interdite et signale que la FHE a lancé une campagne pour obtenir la suppression de ces dispositions qui devraient appartenir au passé.

Dans un deuxième temps, on en vient au sujet de la liberté d'expression proprement dite. Jean-Pierre Leguay (Grand-Orient de France) précise, en tant que psychanalyste, que dans la cure, la liberté de parole est absolue, mais que dans la société effectivement cette liberté est encadrée et limitée. Selon lui, les attentats visaient en fait le droit à l'impertinence, qui répond à un besoin : il faut pouvoir se moquer de ceux qui ont le pouvoir. Bien avant les Lumières, le fou du roi déjà se moquait et exagérait les défauts du souverain. Aujourd'hui, le droit à la liberté de parole est devenu un combat planétaire, et l'on assiste à une confrontation entre les intégrismes et le droit à la libre pensée, à l'impertinence, le droit d'avoir une religion ou de ne pas en avoir. C'est une question de choix de société : fonderons-nous la société sur l'exclusion de celui qui est différent et dérange, ou sur la tolérance mutuelle ? Pour vivre ensemble, pour faire société, un impératif éthique est d'accepter la parole de l'autre même si elle me dérange. Il plaide pour des avancées éthiques sur la liberté de conscience afin de faire société.

Jacob Mchangama, jeune directeur d'un think-tank basé à Copenhague (Justitia), revient sur les compromis qu'on impose souvent au droit à la liberté d'expression : les discours de haine, condamnés en Europe, sont finalement en lien avec la religion ; il propose comme clé d'analyse de ces questions la position minoritaire dans la société : là, ce sont les groupes minoritaires dans la société qui sont touchés par les dispositions "anti-blasphème", ou ici les sociétés multiculturelles qui limitent la liberté d'expression pour protéger les religions minoritaires. Il rappelle que l'attentat à Copenhague visait l'organisation d'un débat sur la liberté d'expression, et s'inquiète de ce que la violence "marche" : par peur, beaucoup de caricaturistes ou de médias renoncent à publier.

Aux participants qui interrogent sur la distinction entre impertinence et insulte, ils expliqueront que l'impertinence vise un discours ou ce qu'une institution représente. L'insulte est subjective, elle vise une personne pour ce qu'elle est, elle atteint son identité. Et le respect, dans tout ça ? Pierre Galand répondra que, s'il tient au respect de la personne, il se sent autorisé à insulter un groupe ou une religion quand il l'estime nécessaire.

Un fonctionnaire de la Commission expliquera les trois lignes rouges, les trois limites que pose la DG Justice à la liberté d'expression : la pornographie enfantine, l'incitation à la violence et à la haine, et le recrutement pour le terrorisme. Pas l'offense aux personnes, donc.

Et Sophie in't Veld rappelle le comportement totalement paradoxal du Parlement qui, le jour précédant la remise au Docteur Denis Mukwege du Prix Sakharov pour la liberté de l'esprit, avait en prévision de la visite du pape fait retirer une œuvre d'art susceptible de choquer !

Les deux derniers intervenants étaient invités à parler de la foi dans la tolérance. Le Père Patrick Daly, secrétaire général de la COMECE d'origine irlandaise, et un rabbin britannique, Jonathan Romain. Ils évoquent avec un plaisir non dissimulé les romans de Jonathan Swift qui proposent une vision féroce de la religion ou "La vie de Brian" des Monty Python, ils retournent dans la Bible chercher les luttes des Juifs avec leur Dieu, avec leur foi, ou des prophètes qui se sont montrés satiriques à leur époque. Ceci faisant écho pour moi à ce jeune Musulman dans la salle qui avait mentionné la liberté d'expression de Satan à l'égard de Dieu au temps d'Adam.

Patrick Daly énumère les apports des trois religions monothéistes à notre civilisation des droits de l'homme (avec une mention particulière pour la scholastique). Et, après Jean XXIII et son appel à une nouvelle relation au monde, à un dialogue avec le monde laïc et ses valeurs, il demande de la considération pour les croyants des autres confessions et les tenants d'autres convictions. "Aucun de nous n'a le monopole de la vérité." On a déjà fait du chemin, mais il reste encore beaucoup à faire pour un monde plus humain.

Pour Jonathan  Romain, c'est clair que tout le monde a quelque chose dont il ne veut pas qu'on rie. Il faut avoir assez de respect de soi, être assez confiant, assez solide, pour ne pas se laisser  détruire par une satire qui nous attaque. Le droit de prêcher est aussi fondamental que le droit de blasphémer. Il préfère trop de liberté d'expression plutôt que de devoir se museler. Alors qu'avant, la foi était une certitude, la société sécularisée a appris aux religions la liberté de débat. Il faut de la critique et des débats pour progresser. Mais c'est justement ce que ne veulent pas les fondamentalistes, soulignera Sophie in't Veld : pas de liberté pour tous, pas de changement.

[Très dommage vraiment qu'il ne se soit pas trouvé un intervenant musulman disponible pour venir donner son point de vue. Car tout ceci me semble très consensuellement occidental. Me trompé-je, ou nous assistons à une espèce d'union sacrée entre laïcs et judéo-chrétiens face à l'Islam ...?]

C'est l'eurodéputée française Virginie Rozière qui conclut la rencontre en rappelant que la laïcité est une conception de la société permettant de ménager la coexistence des croyances. Ces dernières n'ont donc pas besoin de considération particulière. Si liberté d'expression et croyances religieuses se heurtent, c'est parce que chacun est intimement convaincu d'être dans le vrai. Le blasphème n'a pas d'existence pour celui qui ne croit pas. L'offense se mesure à l'aune de la susceptibilité du groupe ou de la personne. D'autres groupes sont moqués : les femmes, les homosexuels, les personnalités politiques ! Et c'est normal que le débat public soit excessif. La frontière à ne pas dépasser, c'est l'incitation à la haine des individus. Soyons capables de nous projeter en dehors de nous-mêmes pour ouvrir à un débat riche. En fait, ce sont les extrémistes qui dressent la plus cruelle caricature des religions ...

[Je déteste vos idées, mais je me battrai pour votre droit à les exprimer, disait Voltaire. Sommes-nous prêts à militer pour défendre un "droit d'offenser" ...? Je sors de cette rencontre avec plus de questions que de réponses ... Sans parler du besoin pour le Conseil consultatif (dont nous faisons partie via le Réseau Européen Église et Liberté) de ne pas en rester au niveau des rencontres et du débat, mais d'effectuer un travail commun.]

le 28 février 2015


 

 

Sylvie Kempgens (Communautés de Base)


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