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Les temps changent ? Quelle révolution au XXIe siècle ?

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°45 (12/2015)

La plupart d’entre nous connaissent sans doute la chanson de MC Solaar, Les temps changent : l’auteur y parlait en 1997 du changement de culture et de l’imprégnation de la vie par les nouvelles technologies et un dispositif de production-consommation. Près de 20 ans plus tard, nous ne pouvons séparer ces propos poétiques des réflexions sur un processus international, qualifié généralement par les vocables de "mondialisation"  ou de "globalisation". Dans ce cadre apparaît de plus en plus clairement l’émergence d’une société caractérisée  certes par différentes formes de violences, mais aussi  par des possibilités d’innovation et de transformation globale au-delà des schémas reçus. C’est dans ce même contexte que deux sociologues et philosophes français, Dardot et Laval, ont publié fin de l’an dernier un ouvrage volumineux qui se présente comme un « Essai sur la Révolution au XXIe siècle ».[1]

Leur introduction marque déjà un constat fondamental et un enjeu à affronter en profondeur : « Le capitalisme continue de déployer son implacable logique lors même qu’il démontre chaque jour sa redoutable incapacité à apporter la moindre solution aux crises et aux désastres qu’il engendre. »[2]

Dans un premier article je propose d’énoncer certains enjeux en lien à l’analyse développée par les deux auteurs, en référence à d’autres ouvrages cités ou intéressants à lire en parallèle. Une autre livraison nous permettra d’aborder davantage des expériences vécues dans l’organisation sociale, l’usage des ressources naturelles et des territoires, l’éducation et la redécouverte du rôle vital des communautés de base.

1. De la nature des choses ?

Depuis plusieurs années déjà, un grand nombre de personnes sont convain-cues des impasses auxquelles conduit le système économique dans lequel nous vivons. De la situation de la Grèce à la crise des migrations, nous gardons l’impression de réalités complexes, éthiquement injustes, et en même temps nous nourrissons la conviction de ne pouvoir en sortir. Qu’il s’agisse de Margaret Thatcher dans les années 1980 ou de la plupart des dirigeants européens, le discours selon lequel il n’y a pas d’alternative au capitalisme ni à l’emprise du modèle du marché est énoncé de manière répétitive!

Le sociologue Pierre Bourdieu, et plusieurs auteurs après lui, ont  mis en évidence la violence symbolique : nous considérons comme "naturelles" certaines réalités qui ne sont pas évidentes, par exemple quand il est question de "la loi du marché". Par ailleurs, les dominés eux-mêmes considèrent que leur situation ne peut être modifiée : dans le meilleur des cas de figure possibles, on peut malgré tout tenter de l’améliorer (pensons aux discours sur l’égalité des chances, sur la logique des talents reçus, ou aux propos selon lesquels « il y a toujours eu des pauvres et il y en aura toujours »). Cette violence invite de manière insidieuse à ne tenter aucun acte de résistance ou à considérer que les combats tentés n’engendreront que des dommages plus grands (la perspective égalitaire étant considérée comme un rêve dangereux et, de toute manière, déconnecté de la réalité vécue).

Or, selon Dardot et Laval, le capitalisme est non seulement un mode d’organisation, mais également un ensemble globalisant de normes qui s’empare à la fois des activités et des esprits. Rien n’échappe à ce système qui  « ordonne le rapport à soi et aux autres à la logique du dépassement de soi et de la performance indéfinie ».[3]

Dans cette logique, depuis les débuts de l’ère industrielle, le rapport à l’environnement est soumis aux exigences de la production. Les réunions internationales sur le réchauffement climatique pourraient donner l’impression qu’il s’agit certes de questions urgentes, mais sans rapport direct à la production d’inégalités vécues à travers les continents. Or ces situations sont liées, et l’enjeu n’est pas de permettre un rattrapage des pays riches par les pays pauvres en négligeant la norme environnementale. Il s’agit bien de comprendre comment le système économique global a engendré des inégalités et va, à terme, causer des guerres pour l’accès aux ressources naturelles et aux terres cultivables, dont les migrations actuelles ne sont qu’un des symptômes. La destruction constante de la forêt amazonienne, l’incendie permanent de la zone boisée indonésienne, les inondations répétées de zones habitées ne sont pas de purs accidents "naturels" mais les effets visibles d’une logique productiviste à tout prix.

Pour les auteurs, la lutte "contre le réchauffement climatique" n’a dès lors pas de sens si elle est un simple mode d’action déconnecté du combat contre les oppressions et la logique de la compétition à l’échelon mondial. Rappelons à ce propos les rachats de normes de pollution, la nécessité déjà énoncée de rattrapage par les pays émergents : pour les auteurs il s’agit bien de renverser le "système de normes" qui menace l’humanité et la nature.

Par rapport à l’état actuel du système sociétal dans lequel nous vivons, l’action collective a été démantelée ou largement critiquée : on parlera d’être "entrepreneur de soi ", de "politique d’activation", de "se responsabiliser". Selon cette logique "ceux qui gagnent" peuvent continuer à défendre collectivement leurs privilèges, mais "ceux qui coulent" sont condamnés à l’isolement et à l’impuissance.[4] Contrairement à ce qui est souvent affirmé, il existe bien une solidarité des possédants pour défendre leur position et une précarisation d’autres catégories de population accusées de paresse, de défaitisme ou d’immobilisme (qu’il s’agisse des demandeurs d’emploi ou des réfugiés d’Afrique et du Proche Orient chez nous !).

Or sommes-nous simplement amenés à critiquer une logique d’assistance et à relayer le discours de la "mise en œuvre de soi-même", faute d’autres repères ? N’est-il pas urgent de retrouver un cadre dans lequel la vie commune peut se construire, avec un ensemble de réalisations, de modes d’évaluations  et de régulation collective ?


2. Qu’avons-nous en commun ?

Dardot et Laval mettent en garde contre une interprétation souvent biaisée du terme "commun", réduite à la notion de "bien commun" : de la philosophie grecque aux discours libéraux de la fin du XVIIIe siècle, il est possible de distinguer différents usages de ce concept, qu’il s’agisse du bien de la cité, d’une essence universelle ou de la fin poursuivie par la création divine. À partir du XIIIe siècle, les réflexions sur la propriété mettent en évidence ce qui relève du pouvoir civil, du pouvoir religieux et ce qui est laissé à titre accessoire au peuple (les "communaux" au plan du territoire et, entre autres, l’autorisation de faire paître des troupeaux, de cultiver ou de ramasser le bois sans risque de sanction).

Or l’usage du terme "bien commun" renvoie à une essence humaine ou à une "nature des choses", sans que soit prise en compte l’activité des hommes : ce sont les pratiques de mise en commun qui amènent à décider de ce qui est réservé à l’usage commun. Ces pratiques amènent à la production de règles qui obligent l’ensemble des membres d’un groupe humain. Dans un modèle démocratique cette production suppose des processus de délibération, d’analyse des enjeux et de coopération conflictuelle pour déterminer les usages communs et les dispositifs de régulation et de sanction de ces usages.

Cette réflexion mériterait un large débat sur la construction des concepts et des normes qui sont censées diriger l’action collective et réguler les attitudes des individus dans un contexte donné. L’analyse des auteurs est largement documentée, des références à la République de Platon à la relecture des propos de Michel Foucault. Ils étudient de très près le message de saint Luc dans les Actes des Apôtres (sur la "mise en commun des biens personnels" ou la Règle de saint Benoît (la règle ascétique du refus de la propriété personnelle). Sur la base de ces référents historiques, ils proposent une critique argumentée de la manière dont des États ont prétendu déterminer la propriété commune, notamment à partir d’un parcours sérieux des écrits de Marx, de Proudhon et d’autres auteurs.[5] À partir du désenchantement vis-à-vis des réalisations des "états socialistes" dans le monde, il convient, selon eux, de construire de nouveaux modèles d’intelligibilité de ce qui est commun, c’est-à-dire de ce qui permet de distinguer les traits les plus pertinents pour mettre en place des modèles communautaires pour aujourd’hui.

Ce renvoi aux processus de délibération et aux usages communs mérite  une critique plus fine de l’évolution du capitalisme, en particulier du "management de la coopération". Aujourd’hui, ce modèle consiste dans un effort de fidéliser les clients et de renforcer l’adhésion des travailleurs à une certaine logique de production. Dans ce processus, pas de démocratie : il s’agit d’orchestrer la conviction des uns et des autres d’être partie prenante du devenir de la société selon un modèle permanent, celui de la production et de la consommation.[6]  Du côté des consommateurs, il s’agit de recueillir les profils pour faire émerger des "réponses aux attentes" en prétendant insérer l’entreprise dans une réponse à de réels besoins : construire un "commun commercial". Du côté des dispositifs mis en place par rapport aux travailleurs, les auteurs évoquent toutes les initiatives qui réunissent les idées et compétences des travailleurs sans remettre en question les mécanismes habituels de décision : les travailleurs sont visés comme "coopérateurs", "collaborateurs" sans que cette coopération organisée puisse être considérée (dans une majorité  de cas) comme une participation démocratique.

La critique n’est pas simplement dirigée à l’encontre du modèle capitaliste ; elle vise également la manière dont des collectifs étatiques ont prétendu monopoliser les usages communs et ont réduit le rapport collectif  aux biens considérés comme communs à un modèle de gestion bureaucratique. La  différence est-elle simplement entre la propriété privée et la propriété étatique ? N’y a-t-il pas une confusion fréquente entre "biens communs", "biens publics", "biens propriété de personne" ? Le droit romain distinguait "res communis", c'est-à-dire ce qui n’appartient à personne (l’air, la mer) et n’est pas appropriable et "res nullius", en d’autres termes ce qui  n’appartient à personne mais peut être approprié (comme le poisson pêché dans la mer).[7] Depuis quelques siècles, des groupes d’intérêts privés, souvent avec l’appui des États,  se sont livrés à l’exploitation de l’eau, de l’air et de la terre dans une logique d’accumulation sans frein. Ceci dans l’affirmation répétée qu’il n’y a pas de troisième terme au-delà du marché et de l’État. Or ce jugement péremptoire occulte des réalités qu’il importe, de redécouvrir, d’assumer  et d’organiser collectivement et de manière plus démocratique, dans une étude plus vaste des modes d’organisation de la société globale, dans des contextes sociaux et culturels différents.

3. D’autres modèles à mettre en œuvre !

Dans son fameux ouvrage l’Utopie, publié il y a bientôt 500 ans, Thomas More dénonçait  la manière dont des paysans étaient dépossédés de leurs terres pour l’élevage intensif des moutons : des seigneurs laïcs ou religieux se sont accaparé leurs biens, y compris les maisons, et ont précipité les habitants de ces villages dans la misère.[8] Alors que jusque là, les agriculteurs vivaient dans un système de production et d’organisation commune des villages, le mouvement qui a démarré dès le XIIe et s’accentue au XVIe siècle a conduit à l’appropria-tion privée des terres et à la constitu-tion d’énormes propriétés terriennes.

Par rapport au développement  de l’accaparement privé, des économistes contemporains comme Karl POLANYI ont montré les effets destructeurs de certaines politiques contemporaines sur le vivre ensemble et l’organisation de l’agriculture ou de l’élevage.[9]  Nous pouvons le constater aujourd’hui encore en Inde et en Amérique Latine avec l’usage d’herbicides et de plants génétiquement modifiés. Selon les auteurs étudiés, le discours de Thomas More pourrait par ailleurs, à travers cinq siècles, être directement appliqué à ces situations contemporaines.[10]

Dans cette réflexion sur le "Commun", nous ne pouvons passer sous silence les travaux d’Elinor OSTROM. Prix Nobel d’Économie en 2009, l’ensei-gnante à l’université de l’Indiana a développé, dans un cadre plus large que l’analyse libérale, une nouvelle approche de la gestion des biens communs.[11]

À l’opposé de ceux et celles qui affirment qu’il n’y a pas d’autre élément que la propriété privée ou étatique, Elinor OSTROM s’est, au contraire, efforcée de montrer que, depuis des siècles et dans différentes régions du monde, des collectivités ont pu et peuvent encore gérer – d’une manière que l’on peut considérer comme économiquement optimale – des biens communs, à travers la création de ce qu’elle appelle des "arrangements institutionnels" ; par ce terme, on désigne un ensemble d’habitudes de vie, de règles, de normes et de croyances qui structurent la vie collective. À côté de la gestion par des droits de propriété individuels ou par l’État, existe un  troisième cadre institutionnel, celui dans lequel des communautés gèrent, avec efficacité et de manière collective des systèmes de ressources communes, sans mettre en danger les écosystèmes : les prairies et forêts de hautes montagnes en Suisse ou au Japon, des systèmes d’irrigation en Espagne ou aux Philippines, pour ne prendre que ces exemples tirés des travaux d’OSTROM.[12]

DARDOT et LAVAL estiment que cette approche permet de sortir des oppositions classiques entre public étatique et privé, même si elle reste liée au primat donné à la rationalité individuelle : ce sont des individus qui décident librement de la réorganisation en "communs". Selon eux, chez OSTROM, le "commun" n’est pas un principe global de réorganisation de la société, mais  simplement une manière pragmatique de répondre à des situations différentes.

Or l’organisation commune ne façonne-t-elle pas des subjectivités nouvelles ? Peut-on isoler les décisions prises collectivement et des modes d’organisation communautaire des réalités conséquentes vécus au sein d’une culture partagée (nouvelles habitudes et références dans des manières d’agir, de s’exprimer et de situer par rapport à d’autres) ? Ce débat n’est pas absent des travaux d’Elinor et de son mari avec d’autres chercheurs autour de l’université d’Indiana : il nécessite de poursuivre l’analyse d’effets de ces "mises en commun" vers une nouvelle forme de production non seulement d’objets ou de services, mais également de savoirs.[13] Que se passe-t-il si nous mettons en commun un ensemble de connaissance et de ressources intellectuelles ? Que se passe-t-il par ailleurs si des firmes privées ou des organisations étatiques bloquent l’accès aux ressources ou s’approprient d’une manière ou l’autre en détournant l’usage commun ? Elinor OSTROM et ses collègues reconnaissent la fragilité des domaines communs, même si certains exemples montrent aujourd’hui la possibilité de la mise à disposition et d’une régulation démocratique des usages, comme dans le cas du partage de logiciels libres.

Il ne suffit dès lors pas de parler de la liberté d’usage et de la non- appropriation par des intérêts privés.  Il faut s’intéresser également à ce qui peut garantir l’usage commun et permettre de construire du lien social, sans le réduire à un groupe restreint d’utilisateurs. Il n’est pas neutre de parler de "Commun" au singulier plutôt qu’au pluriel : il s’agit, toujours selon DARDOT et LAVAL, de redéfinir un principe d’action qui permette de concevoir un avenir possible au-delà du néolibéralisme.

Les auteurs énoncent dès lors, à la fin de leur ouvrage, un ensemble de propositions politiques sur lesquelles je propose de revenir dans un prochain article, qu’il s’agisse de l’économie et de la production, de la gestion de la cité, des services publics ou de la gouvernance mondiale. Certains travaux menés aujourd’hui pourraient également nous inspirer pour reconnaître l’émergence de tiers-secteurs non réductibles à l’opposition entre privé et étatique et apporter certains éléments complémentaires à l’analyse volumineuse publiée par les deux auteurs.[14]


Joseph Pirson

Notes :

[1].  Voir Pierre DARDOT et Christian LAVAL,COMMUN, Essai sur la Révolution au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2014.

[2]. Idem,  p. 11.

[3]. Idem,  p. 12.

[4]. Voir p. 15. Dans un  précédent article « De la violence ? », je reprenais la formule de Warren Buffet : « oui la lutte des classes existe et c’est nous qui l’avons gagnée mais on ne devrait pas…» (dans notre revue de septembre 2015, p. 8).

[5]. Voir l’impressionnante approche historique pp. 233-403 du terme grec de "mise en commun" à l’analyse des mouvements coopératifs de la fin du XIXe siècle avec une confrontation de la pensée de Marx, Mauss et Jaurès.

[6]. Voir en particulier Luc BOLTANSKI, Eve CHIAPPELLO, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999

[7]. Voir DARDOT et LAVAL, p. 147

[8].  Il s’agit du mouvement de l’expropriation des paysans et du mouvement des « enclosures ». Voir DARDOT et LAVAL, pp. 120-123.

[9]. Karl POLANYI, La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps. Paris, Gallimard, 1983.

[10]. Voir notamment l’approche de Philippe BARET dansChemins d’Utopie ; Thomas More à Louvain, 1516-2016, Presses Universitaires de Louvain, 2016. L’auteur, spécialiste de l’agrobiologie, analyse des modes d’exploitation et d’organisation de la production agricole dans un souci de développement durable.

[11]. Elinor OSTROM, Gouvernance des biens communs. Pour une nouvelle approche des ressources naturelles.Bruxelles, De Boeck 2010. Il s’agit de la traduction française de Governing the Commons ; The Evolution of Institutions for Collective Action. Cambridge University press, 1990.

[12]. Voir Elinor OSTROM, pp. 77-126.

[13]. Understanding knowledge as a Communs, edited by Charlotte HESS-Elinor OSTROM, Indiana University, 2011.

[14].  Je pense particulièrement à des travaux de recherche développés dans le cadre du CERISIS et du CIRTES à l’UCL Charleroi. Dans ce sens, on pourra notamment se référer à la thèse de Francesca PETRELLA TIRONE, Une analyse néo-institutionnaliste des structures de propriété « multi-stakeholder : une application aux organisations de développement local,soutenue en 2003, sous la direction de Marthe NYSSENS en Économie Sociale. Des éléments de cette recherche ont été publiés dans le Cahier 22 du CERISIS UCL en 2004, « Une analyse des structures de propriété partenariale : le cas des organisations de développement local ».


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