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Avant Luther, avant Constantin, avant la religion

Jean-Marie Culot
Publié dans Bulletin PAVÉS n°52 (9/2017)

« Jésus n’a jamais cherché à fonder une religion. » [1] Cette conclusion d’un lecteur attentif des textes d’origine me plonge dans une infinie perplexité. Comme vous, peut-être. L’anniversaire de la Réforme peut être un stimulant pour tenter d’approcher le Jésus d’avant, d’avant les divisions, d’avant même la religion.[2]

L’on ne saura jamais rien de bien assuré à propos du Jésus historique, de l’homme de Nazareth et de Jérusalem. Sans doute. Pour le suivre, nous n’avons pour tout pain que celui que nous partagent quelques disciples, dans leurs écrits, dans leurs interprétations, des dizaines d’années plus tard. Effectivement. Pour aider à vivre, importerait moins le savoir de l’historien que la foi du croyant, son espérance et surtout sa charité. Est-il rappelé.

Mais les questions restent béantes sur le quotidien de Jésus, notamment sur sa religion, ou apparemment sur ce qui ressemble à une absence de religion. J’avoue ne m’être toujours pas risqué à la lecture de Vies de Jésus ni à gravir les montagnes d’exégèse. L’image que je me faisais benoîtement des trois ans de vie publique était celle d’une troupe mobilisée par un projet et qui, plus tard, malgré les lendemains incertains de la Passion, a pris la forme d’une communauté résolue à baptiser et à prêcher, puis d’une Eglise prenant consistance en se distançant du judaïsme. Image stéréotypée, communément répandue dans mon entourage pieux et qui a inspiré mon itinéraire personnel. Nous aussi, à notre tour, avions à participer à la mission de ‘la’ religion qui proposait le Vrai et le Bien.

Risquons-nous à rafraichir le regard. Voilà un homme[3], charpentier de son état, qui se serait mis à pérégriner d’un village à l’autre dans une province quelconque. Dans une Galilée profondément perturbée par l’hellénisme et l’occupation romaine, il n’annonce pas de projet politique. Ne fonde pas ce que nous appellerions une ONG, une association d’aide à des nécessiteux. Et – c’est ma récente et tardive découverte – ne prêche pas de nouvelle religion, ne lance pas de mouvement novateur dans le judaïsme effervescent de l’époque, encore moins de dissidence.

Avant sa surprenante montée à Jérusalem, que faisait-il donc, pendant des mois, peut-être au long de trois ans ? On n’en sait quasi rien. Doué d’un talent de thérapeute, d’un autre talent de conteur, il se déplaçait, apprécié autant que contesté, invitant tout un chacun à changer son mode de vie, à privilégier la confiance réciproque et le partage, dégageant l’essentiel de l’accessoire. Au nom du Père.

Mais pourquoi des hommes, des femmes peut-être, s’engageaient-ils dans une très incertaine aventure, abandonnant leur gagne-pain, leur métier, peut-être leur famille – ce qui aurait été considérable, si avéré –, optant pour une sorte de mendicité collective, dans une promiscuité suspecte et surtout, sans projet ni politique, ni social, ni donc religieux. Que faisaient-ils de leur temps, du matin au soir, au long de longs mois, d’un bivouac à l’autre, mangeant comment, dormant où ? Manifestement fascinés par la personnalité de ce Jésus, mais occupés à quoi, et visant quoi ?[4] Ils ne baptisent pas, à l’inverse de Jean, ne confirment pas, ne marient pas, n’ordonnent pas, ne célèbrent pas la Pâque tous les shabbat,[5] n’endoctrinent pas. Franchement, pourquoi s’engager avec ce Jésus s’il n’avait pas de projet religieux ? Et que faire de ses journées, qu’espérer faire de sa vie quand on ne se trouve inspiré ni comme thérapeute ni comme conteur, quand ce Jésus ne vous accueille dans aucune structure quelque peu viable ?

À propos du quotidien de Jésus et du groupe, les textes rapportent tout de même de nombreuses participations à des tablées. À ce sujet, relevons l’une des passes d’armes de Jésus, une étonnante réponse à la critique dont Jean-Baptiste et lui-même faisaient l’objet ; cet épisode singulier (Matthieu 11,16-19) a l’intérêt de rapporter le regard scandalisé des contemporains et sans doute de faire écho à une parole authentique de Jésus.[6]

[L’introduction de la parabole : la question] Avec qui vais-je comparer cette génération ?

[La réponse : la parabole des joueurs de flûte] Elle ressemble à des enfants qui sont assis sur les places et qui, appelant les autres, disent : Nous avons joué pour vous de la flûte, et vous n’avez pas dansé. Nous avons chanté des complaintes et vous ne vous êtes pas frappé la poitrine.

[L’application :] Car Jean vint, ne mangeant ni ne buvant et vous dites : Il a un démon. Jésus vint, mangeant et buvant, et vous dites : Regardez, cet homme est un goinfre et un poivrot, un ami des collecteurs et des pécheurs.

Loin de justifier le style de vie hors norme de Jean et le sien, tout à son opposé d’ailleurs, ni de les comparer, Jésus fabrique cette curieuse petite parabole pour accuser ses contradicteurs d’immobilisme, de manque d’intérêt et de froideur : vous n’êtes pas capables de danser lorsque vous êtes invités à la fête, ou de participer à la compassion lorsque s’élèvent les mélopées de deuil, de rencontrer les autres dans leurs joies ou dans leurs peines. Il semble même y définir une mission personnelle : lui comme Jean ‘vint’ et, pour sa part, il ‘vint en mangeant et en buvant’. Participant aux fêtes et aux funérailles.

Lors de ces tablées, les conversations auront porté plusieurs fois sur la sélection des convives. Il se fait qu’effectivement la nourriture, les choix gastronomiques, les us et coutumes à table sont les lieux privilégiés de ségrégations, de hiérarchies, de différentiations de style de vie, de prescriptions religieuses, de tabous. On n’accueille pas n’importe qui, ni n’importe comment. Et voilà que tombent, scandalisés et brutaux, les reproches : ce Jésus, invité ou invitant, fait fi des conventions, bouscule les normes de la société, ne se cache pas d’apprécier le boire et le manger, et surtout accueille aux tablées ou recommande d’y accueillir les personnages douteux que l’on se doit d’éviter, les percepteurs d’impôts à la solde des Romains, les pécheurs et pécheresses selon la Loi.

Reprenons notre question. Qu’est venu faire Jésus si ce n’est pas mener un projet religieux ? Soigner, soulager, susciter la liberté de réinterpréter les traditions, sans doute ; mais aussi, en tout cas, accueillir ou faire inviter à table tout un chacun, non pas en fonction de son statut, ni de ses qualités ou selon les rigides conventions politiques, sociales, religieuses en cours, mais pour ce qu’il est. Parce qu’il est une personne. Un accueil inconditionnel – le mot est fort –, sans conditions ![7] Oui, proclame-t-il avec assurance, je suis ‘venu’, mangeant et buvant, partageant les joies et les peines. Ami des collecteurs, des pécheurs et des pècheresses, puisque Dieu est père.

Et qu’ont fait les compagnes et compagnons de Jésus, percepteurs d’impôts ou autres ? On en sait peu, si peu. Sinon très vraisemblablement… s’asseoir à des tablées, mais à des tablées ouvertes inconditionnellement, à tous désormais, sans conditions – participant aux fêtes et aux funérailles.

Avant que ne s’y invite la religion,[8] ses manuels d’étiquette et ses plans de table. Inévitablement ?


Jean-Marie Culot (Hors-les-murs)

Notes :

[1]  Philippe Liesse, Un grand cru : Esprit, Eglise et Monde de J. Moingt, HLM ou CEM, juin 2017, p. 27 . Le contexte de la citation se trouve p. 178, notamment : «Jésus annonce que le royaume de Dieu est déjà là et ne va pas tarder à se manifester et il proclame que tous ceux qui croient en lui en tant qu’envoyé de Dieu et qui pratiquent son commandement nouveau (cela pouvant même suffire) y entreront avec lui à la fin des temps qui est proche. C’est pourquoi il ne cherche pas à fonder une institution de salut apte à traverser les siècles. »

[2]  La substance de ces propos-ci a été largement inspirée par F.  Vouga, H. Hofer et A. Jantet, Dieu sans religion. Les origines laïques du christianisme, Ed. Labor et Fides, 2016 ; notamment le chapitre 2 : Jésus mangeur et buveur. La présence réelle du Royaume, p. 69-82. Le texte suivant cet article-ci, de J.M. Castillo, appelle à une décantation, à un renouvellement de la théologie elle-même : en quoi consiste l’essentiel, le cœur du message, légué avant la religion ?

[3]  Nous nous accoutumons progressivement à cette idée d’abandonner la représentation physique de Jésus ‘à l’occidentale’, grand blond élégant aux yeux bleus, et d’attribuer, au fils (ou non ?) de Joseph, une morphologie typique de son milieu, plus courtaud, basané, crépu. Certainement résistant comme marcheur infatigable, mais sans doute pas émacié s’il est vrai qu’il se distanciait de l’ascétisme de Jean et que, d’agréable compagnie, il ne refusait pas les invitations aux tablées.  

[4]  Du matin au soir ? À notre connaissance, lorsque quelqu’un s’engage pour un ministère religieux, il commence (pendant six ans, si j’ai bien compté !) à potasser de la philo, de l’exégèse, de la dogmatique, de la liturgie, de l’histoire, de la morale, à enchaîner les stages. On s’insère dans un projet bien défini de nature religieuse, un service particulier auprès de communautés identifiables. Ce dut être bien plus court et léger pour les (douze) premiers ‘évêques’ et leurs compagnes ! à quoi se préparaient-ils ? et comment ?

[5]  Jésus n’a-t-il pas ‘institué’ la Cène et envoyé baptiser ? Question à reprendre.

[6]  On peut prudemment penser que ce fragment, posant exceptionnellement Jean et Jésus sur pied d’égalité, date d’une époque antérieure aux tensions qui auraient existé après leurs disparitions entre leurs disciples respectifs, et qu’il puisse être de l’époque même de Jésus, peut-être de sa bouche. Qui, d’ailleurs, dans les communautés ultérieures, se serait risqué à fabriquer une scène où Jésus se définit lui-même comme goinfre et poivrot ? Ce dut être une définition d’une facette de sa personnalité que se donna Jésus, non sans défi ni humour, et qui restera partie intégrante de son portrait dans la tradition. Que Jésus ait choisi des enfants comme acteurs de la danse ou du deuil rompt avec la tradition patriarcale où les enfants comptaient pour rien, et lui permet d’ajouter à cette petite parabole de la légèreté et un rien de provocation.

[7]  Jésus n’aura pas l’occasion de rencontrer les questions intéressantes qui, en son nom, nous occupent aujourd’hui. À quelles ‘conditions’, notamment d’état civil, un homme peut-il choisir sa place à table ? à quoi s’expose une femme qui prononcerait telle parole rituelle, usurperait la prérogative patriarcale ? à quelle distance de la table convient-il d’installer les divorcés remariés et les homosexuels en couple (Amoris Laetitia, § 250, 251 et 300) ? comment isoler les pains substantiels des trans-substantiels ? Et cent autres questions intéressantes pour lesquelles le religieux, prolifique en hiérarchies, interdits et ségrégations, est remarquablement inventif. Quel niveau d’insonorisation prévoir entre les buffets hallal et kascher ? etc.

[8] « Les Églises ont peur de la sécularisation. Or nous pensons qu’elles devraient avoir plutôt peur de la religion. Qu’elles perdent leur identité et leur raison d’être en gérant le religieux. Qu’elles ne sont pas appelées à être servantes de la religion, mais de l’humanité. »  F. Vouga, op. cit. Introduction, p. 6-7.





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