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Migrant : la vérité devant soi et l'hospitalité partagée

Pierre Collet
Publié dans Bulletin PAVÉS n°53 (12/2017)


"Migrant ou la vérité devant soi" est le titre du 14e Colloque Gesché organisé par la Faculté de Théologie de Louvain-la-Neuve aux deux derniers jours d'octobre. Ces mots permettent de saisir d'emblée une perspective originale, faite d'analyse et de réflexion et pas seulement de constats, de politiques ou d'actions, mais invitant surtout à une interprétation plus complexe, un retournement en quelque sorte : sans nier que nos racines définissent notre identité – sur lesquelles nous n'avons d'ailleurs aucun pouvoir – l'idée était que c'est aussi le projet que nous faisons pour notre vie, notre devenir, qui nous permet de percevoir qui nous sommes, et là notre liberté est totalement engagée. L'approche pluridisciplinaire a permis d'entendre des développements du thème par un exégète (André Wenin), un patrologue (Jean-Marie Auwers), un éthicien (Walter Lesch), un philosophe (Michel Dupuis), un ecclésiologue (Joseph Famerée)... Mais c'est peut-être l'écrivain et dramaturge Dorcy Rugamba[1] qui a exprimé avec le plus de force le retournement en question : "pourquoi l'autre, le différent, l'étranger, voit-il définir son identité par ce qu'il est, son origine, sa couleur de peau, son étrangeté culturelle, plutôt que par ce qu'il veut être, son projet d'humanité ?"

On attendait bien sûr d'André Wenin qu'il rappelle que l'ouverture du peuple d'Israël à l'étranger, les protections qui lui sont accordées dans de nombreux textes, devaient s'expliquer par sa conscience d'avoir été lui-même étranger. Mais cette conscience est en quelque sorte originale et différente des autres cultures où l'étranger n'est pas vu comme un être humain : ce n'est pas ainsi qu'Israël le considère puisqu'il voit Adam comme le père de toute l'humanité.  C'est la conscience de son élection qui est à la source de cette "étrangèreté" d'Israël. On a souvent tendance à comprendre l'élection du peuple d'Israël comme une mise à part, une marque de préférence, et même de supériorité sur les autres peuples. On oublie que c'est avant tout la source de sa perpétuelle inquiétude quant à son identité, en tant que peuple, surtout au moment de l'exil, que ce sera aussi l'aiguillon de sa responsabilité éthique, et surtout la condition pour échapper à toute "convoitise", le péché par excellence, celui de la jalousie, de la possession, de la violence, de tout ce qui empêche l'autre de se développer en tant qu'autre... (Cf. Ex 20,17)

Rappelant la distinction de Max Weber entre morale de conviction et morale de responsabilité, et l'articulation qu'elles nécessitent, Walter Lesch a bien rappelé que la responsabilité devait être partagée, mais avant tout politique, à différents niveaux : "Une concertation internationale qui tient compte des contacts des affaires étrangères et de la coopération; une politique intérieure qui assure la coordination des démarches administratives et des questions de sécurité publique; une politique communale qui est la clé du succès parce que ce sont souvent les communes qui assurent sur place l'accueil et l'hébergement des étrangers; une participation active de groupes et d'individus de la société civile parce que toute politique d'accueil et d'intégration a besoin d'une attitude favorable des citoyens et d'une disponibilité aux activités bénévoles."

Il revenait au théologien Joseph Famerée de resituer l'identité et la mission de l'Église dans ce contexte, tout à la fois "rassemblement des enfants de Dieu dispersés", mais surtout peuple constamment en marche, en exil même, "en sortie" de soi comme le rappelle constamment le pape François.

Il n'est évidemment pas possible de rendre compte en ces quelques pages de tout ce qui a été échangé dans un tel colloque. Mais personnellement, la communication qui m'a le plus interpellé est celle de Pierre de Béthune, moine bénédictin de Clerlande et grand artisan du dialogue interregigieux monastique.[2] Je voudrais en donner un écho un peu plus développé et en reproduire quelques extraits significatifs, parce qu'il propose un autre retournement, peut-être encore plus difficile à assumer que celui d'un avenir à construire face à un passé à assumer, tel qu'envisagé par le colloque.

La conférence de Pierre de Béthune s'intitulait :"L'hospitalité est le chemin de la vérité", en référence à l'expérience de Louis Massignon qui écrivait : "On ne trouve la vérité qu'en pratiquant l'hospitalité." S'inspirant également de Henri Le Saux et de Jules Monchanin, les pionniers de la rencontre avec l'hindouisme, Pierre de Béthune rappelle que si le mot "hôte" a gardé toute son ambiguïté en français, c'est parce que "l'hospitalité comporte toujours deux faces, selon qu'on l'offre à celui qui en a besoin, ou, au contraire, selon qu'on la reçoit parce qu'on en a soi-même besoin. [...] L'hospitalité donnée dépasse la stricte justice. Elle est le fondement de toute morale. Mais l'hospitalité reçue, gratuite, imméritée, est une expérience de grâce et elle est le fondement de la spiritualité." On n'insiste pas assez sur cette deuxième dimension de l'hospitalité reçue : "tant que nous n'avons pas fait un jour l'expérience d'être dans la nécessité de devoir demander l'hospitalité, nous ne pouvons donc pas encore vraiment aimer l'étranger.[...] L'hospitalité reçue est l'expérience d'une dépendance, d'une dépendance mutuelle, et plus précisément d'une interdépendance. Cette conscience de notre interdépen-dance est constitutive de notre humanité."

Si l'expérience de l'interdépendance définit l'être humain, cette attitude s'applique évidemment aussi à l'appartenance religieuse et donc à la rencontre entre les religions. Mais cette dépendance et cette humilité, les religions ont toujours eu du mal à les accepter puisque, presque par définition, elles se perçoivent comme autosuffisantes, détentrices de "la" vérité.

"À la différence des migrants qui, de nos jours, cherchent à gagner l’Europe, les pionniers qui sont allés au loin ne fuyaient pas leur lieu d’origine, car ils n’étaient pas déçus de leur tradition originelle. Mais leur formation spirituelle les avait guéris de la traditionnelle autosuffisance ; elle leur avait, au contraire, permis de réaliser, comme le dit saint Paul, que "l’amour se réjouit de la vérité", d’où qu’elle vienne (Cfr. 1 Co 13,6). Ils ont ainsi pu apprécier d’autres traditions [...]; ils ont alors choisi de sortir de leur univers traditionnel, pour confronter leur expérience de l’Esprit Saint avec celle qui habitait les grands spirituels ainsi rencontrés, ainsi que les traditions séculaires dont ils étaient les témoins."

"Ils savaient que le ‘dia-logue’ est, selon son étymologie, une ‘parole traversée’. Aussi, à la différence des missionnaires de jadis, qui portaient avec eux un Credo inaltérable et comme encapsulé, ils ont accueilli d’autres logoï dans leur dialogos. Ils ont accepté de se laisser toucher par d’autres paroles, jusqu’au coeur de leur foi. Une expression forgée par Raimon Panikkar dit bien cette démarche : il parle de ‘dialogue intrareligieux’, parce que la démarche d’accueil se réalise ad intra, à l’intérieur de la conscience des interlocuteurs, au coeur même de leur engagement religieux. [...]"

"Mais on ne sort pas indemne d’une telle rencontre. Nous savons en effet que l’accueil de l’altérité nous altère toujours. Seulement cette altération n’est pas pour autant une dénaturation, une perte de notre identité profonde. À l’expérience, elle est plutôt une invitation à redécouvrir les Béatitudes de l’Évangile, en particulier la Béatitude de la pauvreté. De fait, la découverte des richesses des autres traditions qui semble au premier abord un enrichissement, est en réalité une expérience d’appauvrissement, car, en trouvant ailleurs tant d’expérience spirituelle que nous pensions la propriété spécifique de notre religion, nous sommes amenés à relativiser sa pertinence absolue. Certains craignent cette relativisation et préfèrent ne pas s’engager plus avant sur une telle voie. Mais, comme le dit saint Bernard, il faut puiser notre audace dans notre humilité. [...]"

"Concrètement, pour contribuer à la réflexion de ce colloque, je voudrais encore dire, en conclusion, que l’évocation du chemin de l’hospitalité, tel que les pionniers l’ont tracé, nous invite à un retournement. C’est le retournement dont parlait Louis Massignon, le retournement de l’hospitalité, et, plus simplement encore, celui auquel le Christ nous appelle dans la parabole du Bon Samaritain. Car, dans la situation où nous sommes, dans notre société mise au défi d’accueillir les étrangers, il nous faut dépasser la seule bienfaisance, la générosité unilatérale. C’est déjà très bien d’offrir l’hospitalité, mais, comme nous l’avons vu, ce n’est encore qu’une des faces de hospitalité ; l’accueil n’est vraiment bon et béni que quand il peut devenir réciproque, grâce à un véritable retournement. Dans la parabole en question, le scribe demandait : "Qui est mon prochain ?" (qui dois-je aider ? mes proches, même l’étranger ?) Mais Jésus lui répond en posant une contre-question : "De qui es-tu le prochain ?". Il s’agit de nous décentrer, en commençant par dépasser nos propres questionnements moraux ou sociétaux, pour nous mettre du côté de l’homme blessé. C’est lui qui doit être au centre de nos préoccupations. Mais aujourd'hui je crois qu’il nous faut même préciser la question et nous demander : "De qui suis-je l’étranger ?", parce que, même pour des personnes proches, nous réalisons souvent que nous leur sommes aussi extérieurs, et pas toujours capables de bien les comprendre. Comme dit le proverbe : "On est tous l’autre de quelqu’un". À plus forte raison pour des inconnus que nous rencontrons, pour ces immigrés venus chez nous : nous sommes d’abord des étrangers pour eux, plus ou moins bienveillants. Bref, il s’agit de réaliser concrètement la réciprocité et l’interdépendance dont je parlais au début, la ‘vérité profonde’ qui nous fait agir avec une pleine humanité."

Pierre Collet (Hors-les-murs)

Notes :
[1]  Lire son poème Directive Retour qui dit l'expérience traumatisante qu'il a vécue lors du rapatriement forcé d'un jeune Sénégalais sur un vol de Brussels Airlines : https://dorcyrugamba.wordpress.com/2014/12/22/directive-retour-2/
[2]  Il nous a permis d'utiliser le texte de son intervention, qui se trouve donc en ligne sur www.paves-reseau.be/revue.php?id=1463. Pierre-François de Béthune est l'auteur de livres bien connus : A la rencontre des religions : nouvelles dimensions de la foi, Bayard, 2015 et L'hospitalité sacrée entre les religions, Albin Michel, 2007.

 




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