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Comment nous situer avec les musulmans ?

Bernard Poupard
Publié dans Bulletin PAVÉS n°44 (9/2015)


Dans mes premières années de vie monastique au Maroc, j’enseignais la philosophie au lycée d’Azrou, petite ville du Moyen-Atlas. Mes élèves étaient de la première génération de jeunes berbères parvenant aux portes de l’université. De Platon à Kant, je les initiais à la critique philosophique, et je me suis même aventuré sur les terres de mon collègue de littérature arabe en me risquant à un cours su Ibn Khaldoun, peut-être pour me défausser de mon patrimoine occidental, mais surtout pour honorer leur culture arabo-berbère. Avec ses Prolégomènes et sa grande Histoire des arabes, des persans et des berbères, Ibn Khaldoun est considéré comme un précurseur de la sociologie moderne.

J’étais en terre d’Islam, mais c’était un Islam paisible, presque bon enfant, qui encadrait la vie sociale. Les tombeaux des saints étaient vénérés, et quelques zawiyas, confréries soufies, entretenaient une mystique populaire. En assistant aux prières publiques des grandes fêtes, en admirant les prosternements des bergers solitaires, en m’entretenant avec de vénérables anciens, je me disais que leur religion orientait et structurait leur vie de la même manière que le catholicisme pour mes grands-parents. Mes jeunes élèves n’étaient guère pieux, et ils n’ont jamais fait appel à leurs Écritures sacrées pour contester mon enseignement. Je n’ai entendu réciter des versets du Coran que par des étudiants de l’université musulmane Al Qarawiyyin de Fès, une autre planète. Les jeunes filles ne portaient pas ce qu’on appelle aujourd’hui le foulard, mais les femmes berbères arboraient de précieux bijoux parfois très anciens.

L’idéologie de l’époque était le socialisme panarabe de Nasser dont la photo trônait dans toutes les boutiques. C’était une promesse de fierté retrouvée face à l’Occident, sans être un panislamisme. Bourguiba offrait un idéal voisin à la Tunisie qui entrait dans la modernité.

Á la même époque, les catholiques s’affranchissaient de l’antimodernisme où ils étaient enfermés depuis Pie X. Avant d’être ordonné prêtre, j’ai dû moi-même prêter le serment antimoderniste qui allait être supprimé un an après. Je l’ai fait à la manière de Galilée en pensant que ce texte était déjà ruiné par nos recherches exégétiques et théologiques. Nous devons nous souvenir de cette difficile libération de l’esprit dans nos rapports avec les musulmans. J’attendais alors le moment où les intellectuels musulmans rouvriraient les portes de l’interprétation et appliqueraient au Coran et aux Hadiths les méthodes critiques que nous avions mises en œuvre avec tant de bénéfice.

C’est le contraire qui est advenu. Tandis que des relents néoconservateurs se diffusent chez les catholiques, que les courants orthodoxes se durcissent en Israël, des lames de fond salafistes ont inondé les prêches et les réseaux musulmans d’un fondamentalisme et d’un rigorisme stupéfiants. La barbe et le foulard en sont les marqueurs affichés. Les pétrodollars des Wahhabites saoudiens ont puissamment alimenté ce mouvement qui a produit les dérives actuelles du soi-disant djihad.

Les occidentaux veulent combattre le djihadisme qui les terrorise, mais ils sont en même temps captifs de l’Arabie saoudite, de son pétrole et de sa richesse. On feint de ne pas voir l’influence du wahhabisme saoudien qui est pourtant la source du salafisme qui se propage dans nombre de mosquées d’Occident. La diplomatie occidentale au Moyen-Orient est dans une étonnante contradiction avec les politiques intérieures qui surveillent les réseaux islamistes en Europe et qui voudraient favoriser chez nous un Islam compatible avec nos lois et nos mœurs. Les appels des musulmans réformistes et les analyses des islamologues ne nous manquent pourtant pas. Mais les impératifs économiques et commerciaux sont les plus forts.

Abdelwahab Meddeb est trop tôt disparu. Il avait identifié et analysé « les maladies de l’Islam » avec autant de rigueur que de vigueur. Il montrait que l’on est passé de la modernisation de l’Islam à l’islamisation de la modernité. Son immense érudition lui permettait, dans ses « Contre-prêches », d’illustrer les remarquables avancées de tant de penseurs et de mystiques musulmans aujourd’hui oubliés ou dédaignés. Pour retrouver une liberté d’interprétation des textes inspirés, il invoquait Spinoza, le grand ancêtre de l’herméneutique biblique rejeté par sa communauté.

L’influence de ceux qui veulent promouvoir un Islam des lumières grandira-t-elle à l’heure où les impasses du fondamentalisme deviennent accablantes. Il ne nous appartient pas d’y contribuer. Ce serait contre-productif. Les musulmans devront s’engager eux-mêmes dans des réformes profondes s’ils veulent traiter les maladies de l’Islam. Et ce sera long.

Mais nous pouvons, nous chrétiens, leur montrer comment nos analyses critiques de nos textes saints en ont libéré l’interprétation et nous permettent d’y trouver une inspiration renouvelée pour notre vie et pour affronter les défis actuels. Ils estimeront peut-être que nous l’avons payé trop cher, que les lumières et la sécularisation ont miné la foi des occidentaux, et qu’ils savent mieux résister à l’effacement du religieux. Les chrétiens d’Orient qui viennent chez nous ont la même appréciation. Á nous de montrer la valeur d’une foi éclairée et notre manière de tenir notre place dans nos sociétés. Dans la recherche commune du vivre-ensemble dont on parle tant, on entend toujours la voix de l’évangile.

Comment dès lors poursuivre les rencontres et le dialogue? Il convient de distinguer trois niveaux.

– Le compagnonnage au quotidien avec les musulmans dans les lieux de travail, le voisinage, la vie sociale ordinaire. Ce sont les lieux privilégiés de rencontre où se tissent des liens qui n’engagent le plus souvent pas d’échanges au plan religieux mais qui favorisent le vivre-ensemble dans la diversité des cultures. Ce compagnonnage est plus fort encore dans les associations engagées dans toutes les formes d’entraide sociale.

– Les rencontres entre croyants ouverts au dialogue. Elles sont le plus souvent teintées d’une bienveillance idéaliste qui évite soigneusement les problèmes brûlants. Certains cherchent même à les dépasser par le haut en privilégiant les valeurs nobles, culturelles et spirituelles, que toutes les religions peuvent avoir en commun. Le dialogue entre chrétiens et musulmans réformistes est beaucoup plus rare, et il ne peut guère concerner que des intellectuels. Nous aurions pourtant beaucoup à partager sur nos histoires et nos évolutions respectives, et singulièrement sur notre rapport aux textes auxquels nous nous référons.

– Encore plus rare, mais non moins privilégié, est le partage proprement spirituel entre priants des deux religions. Ce sont les groupes d’inspiration soufie qui s’y prêtent le plus chez les musulmans, et les chrétiens qui s’y engagent, en particulier dans les monastères, s’inscrivent aisément dans la démarche du fr. Christian de Chergé. Ce partage requiert une reconnais-sance claire de l’altérité des religions, faute de quoi il est toujours menacé de se diluer dans un syncrétisme vaporeux.

Á ces différents niveaux, la rencontre et le dialogue devront de plus en plus éviter le non-dit sur les maladies actuelles de l’Islam. Vouloir les dépasser par la recherche et l’illustration des valeurs communes est fallacieux. Les dérives sont trop graves. Il est urgent de se parler avec franchise. C’est une exigence du dialogue inter-religieux aujourd’hui.


 

Bernard Poupard

Notes :

Bernard POUPARD o.s.b.

1er août 2015

L’article se trouve sur le blog du Père Poupard, bénédictin de Clerlande, et est publié ici avec son aimable autorisation

https://consonnances.wordpress.com/author/bernardpoupard/ 

 


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