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L’articulation des registres symbolique et éthique : au nom de plusieurs culture

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°62 (3/2020)

  

Dans le précédent numéro j’ai mis en évidence certains traits du symbolique expressif par rapport à d’autres registres de langage : factuel et analytique, langage éthique et prescriptif. Je voudrais tout d’abord opérer un léger détour pour mettre en évidence l’articulation entre ces registres, langages et des cultures particulières.

1.  L’expérience de la pluralité culturelle

En janvier dernier, notre ami Mike Singleton a présenté avec sa sagacité et sa causticité habituelles au Centre Culturel de Floreffe l’analyse des phénomènes culturels et de l’interculturalité. La fin de son exposé me paraît importante et peut éviter certains malentendus : «  Mieux vaut promouvoir et positiver le pluralisme que de l’encaisser comme un pis-aller en attendant que tout le monde se retrouve à tout jamais dans identiquement le même lieu unique… comme l’espéraient les religieux d’antan et comme l’escomptent les rationalistes d’aujourd’hui sans se rendre compte que la Vie va de l’avant grâce non pas à la Victoire définitive des plus forts mais aux mutations marginales non pas des faibles mais des farfelus. » Certains membres de l’auditoire, quoique minoritaires, ont réagi fortement comme si l’exposé « invitait à faire tout et n’importe quoi au nom d’une culture différente ». Or, me semble-t-il, quand Mike parlait du "relativement absolu" pour les Droits Humains, il ne prétendait pas éliminer la dimension éthique nécessaire ; il entendait marquer l’inscription de tout discours à prétention universaliste dans une culture particulière. La Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DDH) est en effet fortement connotée par des dimensions individualistes occidentales. De même sa conclusion exprimait la manière dont la prétention rationaliste et scientiste de certains à tout expliquer, s’est peu à peu substituée à la volonté des religieux de tenter d’imposer "l’unique vérité".

Cela ne signifie pas pour autant le manque d’importance ou de pertinence de la DDH ; ce texte n’est pas né de nulle part et ne signifie pas la fin des démarches à mener à travers le monde pour la reconnaissance et la dignité effective de groupes de femmes et d’hommes, quel que soit le lieu. Cette remarque vaut en particulier dans une époque, la nôtre, où il reste énormément à faire par rapport aux migrations, par rapport à la destruction de l’environnement et des milieux de vie d’un grand nombre de populations à travers le globe. Par ailleurs la démarche scientifique se caractérise par un souci constant de refuser une vérité définitive et d’accepter au contraire le jeu des erreurs et tâtonnements qui permettent aux connaissances de progresser.

La relation entre le particulier et l’universel n’est jamais facile à établir. J’en ai fait l’expérience avec des étudiants de Master. Face à l’auditoire d’un cours et séminaire d’analyse de communication des organisations, j’avais été amené à opérer la distinction entre valeurs factuelles et éthiques : j’avais affirmé que les valeurs factuelles concernaient par exemple la vie en opposition à la mort, la santé par rapport à la maladie et l’intégrité physique ou psychique par rapport à des torts subis. J’avais cité à ce propos l’exemple de l’excision comme non-valeur factuelle fondamentale et m’étais fait interpeller par deux étudiants d’Afrique de l’Ouest : ceux-ci me reprochaient de méconnaître comme occidental les particularités culturelles. Des étudiantes originaires des mêmes pays étaient venues me trouver après le cours pour m’approuver et exprimer leurs craintes de parler en public. Je me suis rendu compte après coup que j’avais commis une erreur pédagogique : parler de manière péremptoire, sans partir d’un questionnement et sans amener de façon plus subtile le débat entre les personnes présentes, sans méconnaître les difficultés techniques (un auditoire de 100 personnes). Ici, le propos était biaisé par ma propre inscription culturelle dans la posture et le statut d’enseignant : je venais de vivre l’incapacité d’amener une remise en cause pourtant nécessaire au plan éthique sur le mode de l’interrogation plutôt que de la leçon de morale assénée. Mike Singleton insistait à ce propos (c’était le terme de son exposé) sur l’interculturel comme expérience de l’inédit et sur l’innovation comme fruit de l’audace de minorités face au prêt à penser. Il y a me semble-t-il ici une veine à creuser quand nous parlons de construire du "commun" qui ne soit pas une pure rhétorique sur les mérites de notre civilisation face aux barbaries. Que dire de nous Européens occidentaux et de l’indifférence face à celles et ceux qui cherchent un havre de paix et périssent en Méditerranée ou dans les camps de réfugiés aux portes du continent ?

2.  La pluralité des arts et gestes confrontée à la violence symbolique


Il y a quelques mois Monique, mon épouse, et moi-même visitions la ville de Carcassonne ; à cette occasion nous nous étions attardés en silence dans la cathédrale. Une dame noire vêtue et parée d’un châle blanc s’était avancée vers le maître-autel, avait déposé une rose et esquissé des pas de danse dans une posture méditative et inspirée. Cette scène durait depuis quelques minutes quand une dame courroucée s’était avancée et lui avait enjoint d’arrêter et de quitter l’édifice. La dame avait répondu : « Je suis ici pour une personne malade. Vous ne connaissez pas la prière des gitans ? » La dame, membre du "personnel d’accueil" avait de nouveau haussé le ton, et à Monique qui tentait de s’interposer avait rétorqué : « Vous, mêlez-vous de ce qui vous regarde ! ». Or les gestes nous paraissaient gracieux et priants, dans un espace où ne se déroulait aucune célébration officielle, si ce n’est les quelques touristes et amateurs de photos, plus gênants à notre estime dans leur manière de s’imposer dans les lieux pour mitrailler différents éléments de l’édifice…

Cette expérience tristement vécue renvoie à la façon dont des gestes chargés de signification pour certaines personnes peuvent être tout à fait incompris et refusés parce qu’ils ne s’inscrivent pas dans la logique des lieux, des institutions et des personnes qui s’en font les chiens de garde. Nous avons vécu l’expérience du refus, de la violence, au nom du caractère sacré des lieux et de ce qui « pouvait se faire ou non ». S’agissait-il ici d’une peur de déprédations ? La personne visée ne manifestait aucune agressivité. S’agissait-il plutôt d’une certaine référence au caractère sacré des lieux ? A posteriori il nous est apparu qu’il y avait effectivement une forme de peur par rapport à des attitudes qui rompaient avec les attitudes communément reçues dans ce type d’espace.

Toutefois l’expérience vécue nous renvoie à une autre dimension du symbolique : les gestes, les poésies, les créations, graphiques, plastiques ou musicales ne relèvent pas simplement de la liberté individuelle d’expression mais s’insèrent dans un espace public et font donc l’objet de réception, de marques d’approbation. Quelle est la culture commune, partagée qui permet d’être reconnu(e) et de reconnaître l’autre ?

Comment faisons-nous droit à une variété d’expressions ? Lors d’une exposition organisée par la Ligue des Droits Humains en décembre dernier,  des élèves de trois écoles de réseaux différents avaient présenté des œuvres alliant photos, dessins, collages et installations (par exemple figurant une tente de réfugiés). Les élèves affirmaient à ce propos l’intérêt des échanges entre sections au sein d’un même établissement pour mettre en évidence de manière plurielle des droits souvent bafoués plutôt que reconnus. Nous n’avions pas affaire à des chefs d’œuvre mais à des initiatives prometteuses de jeunes qui s’efforçaient de traduire le sens d’une démarche de réflexion éthique. Le symbolique ne nie en effet pas la violence mais lui donne une autre dimension, que l’on songe notamment à l’œuvre de Marc Chagall en peinture ou d’Olivier Messiaen au plan musical, ou encore aux créations littéraires de Sylvie Germain et Christian Bobin, pour ne citer que ces artistes. Il ne manque pas d’intérêt de nous interroger également sur la  manière dont des paroles, des gestuelles font sens et créent du lien dans le contexte chrétien de nos liturgies.

3.  Le symbolique comme créateur de liens chez les catholiques ?

Le symbolique est-il créateur de liens ? Pour que cette mise en relation s’effectue, il convient qu’il y ait échange possible, il paraît indispensable que dans le registre expressif affectif la place et la signification des paroles et des gestes soient comprises et reconnues. Ceci nous amène à une réflexion sur la dimension liturgique dans le contexte particulier de l’Église catholique en Europe occidentale. Dans le contexte chrétien et catholique en particulier, la désaffection vis-à-vis des messes dominicales a souvent été étudiée. Il ne sera toutefois pas fait référence ici aux travaux de Louis-Marie Chauvet sur la symbolique des sacrements[1], ou aux analyses de François Wernert déjà répercutées dans cette revue[2] mais bien à une récente étude.

Le philosophe et sociologue des religions Jean-Louis Schlegel a en effet dernièrement proposé une analyse sociologique qui se révèle à la fois originale et pertinente, dans la mesure où il ne se contente pas de relever les suites et les biais de réformes présentées dans la ligne de Vatican II qui ont souvent fait l’objet de recadrages institutionnels. Comme l’énonce le début de l’article : « Les causes de la chute de la pratique dominicale sont sans doute nombreuses. Parmi elles, il faut faire sa place à l’évolution récente des styles liturgiques. Alors que la réforme conciliaire voulait promouvoir une réelle participation de tous à l’action liturgique, une "resacralisation" a creusé de nouveau la distance entre clergé et fidèles ».[3] 

L’intérêt particulier de l’article est de proposer une hypothèse argumentée par l’auteur : la réforme liturgique ne serait pas allée trop loin, elle n’a pas été opérée en profondeur, dans le sens où il s’est agi de traduire des textes, de prétendre les adapter, sans remettre en cause la centralité de la personne du prêtre. Le propos est très précis, notamment dans l’analyse des postures adoptées : « La célébration "face au peuple" est devenue un "face-à-face" ! Alors qu’un minimum d’initiative pourrait facilement y remédier : le prêtre pourrait très bien, à certains moments, prier avec le peuple en direction de l’autel, en se plaçant à droite ou à gauche de ce dernier ».  

L’auteur met également en relief le caractère quasi magique  attribué à certains actes du prêtre, en particulier dans la consécration par l’ostension de l’hostie et du calice. Il se demande si les gestes adoptés et souvent accentués par des membres du clergé – notamment de longs agenouillements et une insistance dans la présentation des espèces pain et vin au moment de la consécration « pour souligner, immobiliser pour ainsi dire, la Présence réelle dans l’hostie et le calice » – rendent vraiment justice à la dynamique infiniment plus large et profonde de l’eucharistie. Il rappelle à ce propos « la dimension historique, qui a un sens théologique rappelé par les paroles de l’institution (La nuit où il fut livré.., au cours d’un repas...) et la dimension d’avenir et d’attente qu’exprime l’anamnèse qui suit la consécration, donc à une tension vers l’avant. » La mise en évidence du prêtre comme "homme du sacré" postule souvent la distance et la fixation dans un modèle que certains ont qualifié de "druidique" par rapport au rôle effacé de la "communauté des croyants".

Ce retour à l’histoire de la symbolique eucharistique ne signifie pas « faire tout et n’importe quoi ». Schlegel entend rendre justice à des gestes et paroles enracinés dans un agir. On ne peut séparer le registre expressif du registre éthique de l’engagement, sans pour autant les confondre. Dans le cadre symbolique chrétien, la "Cène" est située dans cet horizon : le « prenez et mangez » fait clairement référence au « faites ceci en mémoire de moi » d’un homme qui a marqué des priorités d’engagement. On ne peut séparer sans détournement de sens le rite eucharistique de l’appel, c’est-à-dire de l’envoi et de l’insistance sur les pratiques à vivre dans une dimension de service et de partage en différents lieux.

 

4.  Le retour au lien symbolique-éthique
dans la société civile.

Pour conclure ce trop rapide parcours, les registres éthique et symbolique sont différents mais ne peuvent être complètement dissociés, que l’on soit d’ailleurs dans le contexte religieux ou dans l’espace civique au sens large : les gestes posés par des politiques italiens contre les mesures de Mateo Salvini, et le mouvement des Sardines, procèdent d’une réoccupation de l’espace public dans le refus d’un ordre perçu comme injuste ou unilatéral. Les manifestations conjointes des jeunes et des grands parents pour le climat font partie de ces actes et gestes qui traduisent des oppositions et des projets positifs.

Il en va de même de la parole échangée et partagée, des textes poétiques composés en groupe ou issus de la mise en commun d’écrits individuels : qu’en est-il de l’humain à partir du moment où l’on refuse la confiscation du savoir et du pouvoir par une minorité ? Tous les gestes, toutes les paroles n’ont pas la même densité : prétendre figer dans un modèle uniforme a peu de sens. La créativité est toujours enracinée dans des modes de vie où elle peut être incarnée, reconnue, partagée et comprise dans un sens qui est celui de la "raison large", c’est-à-dire notre capacité de non seulement analyser, décortiquer, mais également de nous indigner, de nous enthousiasmer et de nous engager.

À la suite des philosophes protestants Jacques Ellul et Olivier Abel, il est dès lors possible de situer l’espérance à la fois comme le refus des illusions et comme une visée dans laquelle se croisent propositions d’agir et expressions poétiques ou artistiques. Celles-ci refusent d’enfermer l’humain dans un modèle unidimensionnel de production-consommation ; elles symbolisent également la possibilité d’innover, de ne pas se cantonner dans la répétition ou le prêt-à-penser. Nous pouvons parler à ce propos du caractère libérateur du langage symbolique qu’il soit extériorisé de manière gestuelle, musicale, plastique ou verbale.


Joseph Pirson

Notes :

[1]                L.M. Chauvet, Symbole et sacrement : une relecture sacramentelle de l'existence chrétienne, Cerf 1987, Coll. Cogitatio Fidei, 582 pages. Voir aussi Les sacrements : parole de Dieu au risque du corps, éd. Ouvrières, 1993.

[2]                F. Wernert, Le dimanche en déroute, Paris-Montréal, Mediaspaul, 2010. Voir notamment la préface d’Albert Rouet. François Wernert prépare un ouvrage d’anthropologie que j’espère avoir l’occasion de présenter prochainement.

[3]                J.L. Schlegel, Pourquoi on ne va plus à la messe ? in Études, octobre 2019, p. 83-95.




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