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Démocratie et citoyenneté dans une société pluriconvictionnelle ?

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°69 (12/2021)

Durant plusieurs années une équipe du diocèse de Namur sous la conduite de Camille Gérard avait mis en place un ensemble de sessions théologiques de formation permanente. Au départ, celles-ci ont été centrées sur le clergé puis élargies peu à peu à un ensemble de laïcs, femmes et hommes qui prenaient au sérieux les questions posées aux chrétiennes et chrétiens dans une société occidentale de plus en plus complexe. Cette société apparaît traversée à la fois par une dimension de globalisation (liée fortement au commerce international et à la prégnance des entreprises de technologies numériques qu’on appelle les GAFA) et par un ensemble de questions d’identité, notamment la tension entre ouverture internationale et repli sur l’idée de la nation, d’une culture menacée par d’autres.

Notre numéro de juin 2021 a déjà permis de présenter en quelques traits la place des convictions dans une société démocratique.[1] Le travail collectif réalisé par un groupe de vingt femmes et hommes du diocèse de Namur (avec le soutien des autorités diocésaines) me paraît intéressant à relayer ici, afin de décliner certaines thématiques qui rejoignent largement les questions posées dans notre revue. Prévue initialement en 2020, la session Démocratie et Citoyenneté du diocèse a dû être reportée en raison de la pandémie. Elle a été longuement préparée au sein d’un collectif avec le théologien namurois José Reding et l’appui du sociologue Michel Molitor[2].

 

1. Vivre dans une société plurielle


José Reding s’est, de longue date, impliqué dans un chantier de mise en débat entre culture contemporaine et discours de foi : avec Jacques Vallery et d’autres, il a assumé cet engagement dans le souci constant d’affronter les questions diverses sans en nier les aspérités. Avec Camille Gérard (décédé en mai 2017), les différentes Sessions d’Ottrott ont toutes reposé sur le projet de mise en relation des expériences vécues et de différentes expertises des sciences dites de la nature ou sciences humaines. Bien que mis à l’écart durant les années 1990, José a poursuivi patiemment avec différents groupes (notamment Lumen Vitae International) un travail d’élucidation et de réflexion théologique sur base d’un élément culturel commun aux citoyennes et citoyens d’Europe Occidentale : la reconnaissance de la non évidence de Dieu, et son corollaire, la non évidence de l’inexistence de Dieu.

La session d’octobre 2021 a été construite à partir de l’hypothèse d’une fécondité mutuelle : celle de la rationalité issue de la modernité (les Lumières, l’Aufklärung) et celle du discours évangélique de l’amour du prochain, en particulier dans sa version radicale de l’amour des ennemis dans l’évangile de Luc[3]. Au-delà de l’indifférence ou de la simple juxtaposition des croyan-ces (qu’elles soient religieuses ou laïques), il paraît possible de proposer des pistes par lesquelles des femmes et hommes peuvent construire aujourd’hui des chemins de démocratie sans se laisser enfermer dans une vision unilatérale du monde. Les différents rapports du GIEC, et les approches environnementales ont rendu de plus en plus criant le besoin d’articuler la préoccupation de l’environnement avec celle de l’organisation sociétale.

Au plan de la Belgique, Michel Molitor a rappelé que la citoyenneté transite depuis l’indépendance par la médiation des mondes et des différents "piliers" ou sous-sociétés distinctes. Parmi celles-ci, on nommera historiquement le clivage entre l’Église catholique et l’État (entre religieux et laïques), entre les détenteurs des moyens économiques et les travailleurs. Dans notre État du XIXe siècle, la division s’est également opérée entre la Flandre historiquement dominée et la francophonie culturellement dominante. Enfin les dernières décennies ont vu également s’affirmer les rapports de force entre productivisme et antiproductivisme, avec la structuration politique des écologistes et la mise en évidence de nouveaux défis. Les clivages sont à la fois apaisés mais réapparaissent ponctuellement (par exemple autour de l’euthanasie, de l’IVG ou des cours philosophiques à l’école). Les conduites des jeunes apparaissent plus éclectiques, avec une mentalité de zapping lors des différentes échéances électorales.

On observe une mobilité croissante variable selon les régions du pays : la modernisation a été plus rapide en Flandre qu’en Wallonie (avec la perte des industries qui faisaient de la Wallonie la deuxième région industrielle du monde après l’Angleterre au XIXe siècle face à la prospérité croissante au Nord du pays). Beaucoup de personnes ne comprennent pas les conditions de la citoyenneté dans un État régionalisé et (plus au Sud qu’au Nord), vivent l’autonomisation des Régions comme une perte. Paradoxalement cela n’empêche pas la société civile de vivre à travers les différents réseaux et l’importance du système associatif.  La crise des gilets jaunes a mis en évidence la considération de certains groupes de ne plus être représentés, mais l’importance des associations a sans doute évité l’ampleur de la situation française (importance des groupes intermédiaires qui portent la voix et interrogent les sphères de décision, implication dans des projets locaux…). Plusieurs questions se posent dès lors ici : quelle est la place de celles et ceux qui se sentent au bord du chemin, relégués ? À quoi participons-nous tous ensemble ? Nous pouvons nous interroger sur le fait de vivre entre « citoyens ou mitoyens »[4] ? Quelles sont les conduites possibles de mobilité vers une autonomie retrouvée ? La démocratie apparaît comme horizon et comme processus jamais achevé !

C’est sur la base des apports convergents de Michel Molitor en tant que sociologue et de José Reding comme théologien, que les travaux en sous-groupes ont effectivement permis d’affirmer que la citoyenneté, pensée, posée et vécue en démocratie, se développe et se vit sur base des tensions entre l’universel et le particulier, entre la visée du bien commun et la singularité des sujets. Nous vivons aujourd’hui encore l’invitation à reconnaître ce qui construit le lien social à l’opposé de ce qui le détruit : comment pouvons-nous effectivement continuer à vivre ensemble, « libres, égales/égaux et différent.e.s » pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Alain Touraine ? Cette question a été approfondie à partir d’un regard multidisciplinaire.


2. Les rapports de pouvoirs. Des regards croisés sur les médias, le droit et l’économie


D’autres exposés de participants, ceux de Bruno Robberechts comme philosophe, de Françoise Royaux comme juriste et de Luc Maréchal, ont permis d’affiner notre approche des construits sociaux que sont la communication médiatique, les instances judiciaires et les organismes financiers, en particulier les enjeux de pouvoir : nos sociétés occidentales dites libérales avancées sont en effet traversées par la forte influence des médias (en particulier les réseaux numériques) sur la lecture du monde, les tensions dans le domaine juridique entre les questions d’efficience et d’efficacité (la justice rapide au moindre coût ?) et, au plan économique, par la réduction des enjeux communs à la somme des intérêts individuels et de l’État à un rôle de garde de la propriété privée.

En tant qu’économiste, Luc Maréchal a en effet présenté les grandes lignes de ce que l’on nomme néolibéralisme[5]. Dans la perspective de ce mouvement qui émerge après la seconde guerre mondiale, pleine liberté doit être laissée aux acteurs économiques privés, dans la ligne des travaux de Milton Friedman et d’autres membres de l’École de Chicago qui ont formé une série de dirigeants politiques en Amérique Latine. Ils continuent d’influencer des politiques comme Jaire Bolsonaro au Brésil ou Jose Antonio Katz, le leader candidat de l’extrême-droite, arrivé en tête des élections au Chili. Il rappelle que pour ces responsables, il n’y a pas de société mais des individus :  c’était un des éléments martelés par Margaret Thatcher au Royaume-Uni.

Dans la perspective néolibérale, l’État doit assurer le maintien de l’ordre et la lutte contre la violence (les atteintes à la propriété privée) et voit ses autres fonctions considérablement diminuées. On se rappelle la lutte de Trump et d’une bonne partie de ses alliés républicains contre les quelques réformes du président Obama en faveur d’un réel système public de sécurité sociale aux États-Unis. Le New Deal de Roosevelt dans les années 1930 est considéré par les tenants de cette école comme du communisme. 

Pour continuer sur l’actualité du néolibéralisme, Luc Maréchal rappelait dernièrement que le nouveau ministre libéral des Finances dans le Gouvernement allemand avait affirmé sa volonté de veiller à l’orthodoxie budgétaire et à revenir dès 2023 aux règles de la rigueur. Il s’est opposé à toute hausse d’impôts, en particulier pour les plus fortunés.[6]

Or le positionnement sur le type d’impôt est une clé majeure pour situer le modèle économique prôné. L’autonomisation de la sphère économique par rapport à la sphère politique apparaît notamment dans les mesures adoptées par exemple pour limiter ou non l’impôt progressif sur les revenus, permettre l’optimisation fiscale du secteur financier. Au sein même du système libéral, des auteurs comme Joseph Stiglitz insistent sur l’ancrage nécessaire de l’économie dans le social pour qu’une société puisse exister comme démocratie. Des économistes comme Gaël Giraud et Felwine Sarr montrent qu’un vice fondamental de la conception ultralibérale de l’économie est l’illusion d’une concurrence pure et parfaite[1].

Un entretien croisé entre ces deux économistes de haute volée "non-orthodoxes" (l’un originaire de France, l’autre du Sénégal), permet d’envisager d’autres perspectives qui ont déjà été esquissées dans cette revue à partir de Thomas Piketty[7].

Dans le cadre des échanges, plusieurs membres du groupe ont mis en évidence l’exigence de clarification : il s’agit effectivement de démasquer le néolibéralisme comme imposture dans sa représentation du monde. La destruction des liens sociaux et celle du rapport à l’environnement, au nom d’une idéologie biaisée du progrès, constituent également des conséquences d’un modèle auquel ont adhéré également les sociaux-démocrates (mythe de la croissance et de la théorie du ruissellement : si certains s’enrichissent cela ne peut que profiter à toutes et à tous). Plusieurs questions ont été niées ou occultées : qui décide, pour qui, au service de qui et de quels intérêts particuliers ? Or le droit, l’économie et les sciences de la communication, en tant que sciences sociales, impliquent la complexité, la prise de distance, l’invitation à recouper des informations, et à considérer de manière critique ce qui permet effectivement de vivre ensemble.

Les débats de fin de session ont permis d’aborder la question des déplacements que la session a amené chaque participante ou participant à accomplir. L’interrogation demeure sur la possibilité réelle d’alternatives, alors que pas ou peu de contre-discours apparaissent par rapport aux modèles dominants.  Une démarche paraît en tout cas essentielle ici : la nécessité de nommer ce qui est refusé, de résister, d’élaborer des contrepropositions à différents niveaux. La question de l’égalité et de la dignité traverse l’espace et le temps : elle n’est pas la propriété d’un groupe, d’un clan ou d’une nation particulière.

 

3. Pour une identité ouverte


La construction d’une identité citoyenne s’inscrit dès lors dans plusieurs espaces : cette dimension va du local au global, de la préoccupation des autres humains, en particulier des générations futures, des questions d’environnement et de dérèglement climatique. Selon l’ensemble des participantes et participants, la session a permis d’affiner des questions de clarification des enjeux et d’articulation entre différentes dimensions de l’humain. Comment exerçons-nous ensemble nos libertés et quel nouveau récit construisons-nous ? La question de l’égalité de dignité entre les humains peut traverser l’espace et le temps, tout en s’appuyant sur des éléments d’actions évaluables sans lesquels nos projets demeurent vains.

Les différents groupes ont mis en évidence l’importance des lieux où chacune, chacun peut prendre du recul avec d’autres, clarifier les questions posées dans la vie quotidienne, en particulier la conciliation possible entre des intérêts divergents (un quartier, une commune…)

Il existe aujourd’hui des convergences nettes entre des lieux universitaires comme la FOPES[8], des consortiums de chercheuses et chercheurs et des associations, des groupes et mouvements d’éducation populaire. Ces groupes misent sur la créativité des personnes et la conviction de construire une capacité renouvelée de vivre ensemble en acceptant un rôle d’interrogation mutuelle : les sciences humaines apportent une mise à distance critique. Les universitaires adoptent de leur côté une posture de prise au sérieux des expériences sociales hors monde académique.

Dans le contexte de nos sociétés occidentales marquées par la non évidence de Dieu, les femmes et hommes qui affirment croire "au Dieu de Jésus-Christ" reçoivent comme invitation forte la pratique de "l’inquiétude de l’intelligence". Michel Molitor a repris ici une parole du journaliste du Monde Henri Tincq : « Le devoir du chrétien est d’être intelligent ». La foi chrétienne se présente alors comme une instance critique permanente : elle nous invite à la fois à faire le deuil du fondement et des certitudes, et à reconnaître la possibilité d’une source, en gratuité, hors des projets de revanche ou de restauration d’un passé perdu.

José Reding rappelle les propos du sociologue allemand Hans Joas : « un dépassement des vieilles lignes de front entre croyants et non-croyants au profit d’un front commun des universalistes de tous genres contre les adversaires (nationalistes ou racistes) de l’universalisme pourrait être aujourd’hui une option vivante. »[9] Au plan de la vie et de la réflexion comme chrétiennes et chrétiens au sein de la société séculière, la radicalisation du message de l’amour du prochain comme amour des ennemis introduit une invitation constante au décentrement, à ne pas se penser comme le fondement. Qu’est-ce qui se vit alors au cœur des églises locales ? La question de la citoyenneté invite également à explorer les différents registres de langage, analytique, éthico-juridique et expressif, de façon à ne pas réduire l’existence à une seule dimension, à la rationalité instrumentale ou procédurale.

Dans les rapports entre engagement citoyen et vie chrétienne, la question de la transcendance pose ici celle d’une proximité particulière avec celles et ceux qui sont sans voix, sans pouvoir : cette exigence apparaît comme une dimension radicale, prophétique portée par Jésus de Nazareth. La question de la spécificité chrétienne n’est nullement une question de plus-value au sens d’une propriété mais bien d’une relation qui fait vivre : il est question de source et non d’un pouvoir particulier ou d’une certitude inattaquable.[10] L’engagement citoyen des chrétiennes et des chrétiens d’aujourd’hui est possible à ces conditions et dans la capacité de se laisser interpeler par d’autres, dans une perspective effective d’altérité : celle-ci postule l’abandon de tout rêve de reconquête et l’approfondissement avec d’autres d’une quête de sens dans un monde où toutes et tous ne vivent pas dans les mêmes conditions d’égalité et de dignité.


Joseph Pirson

Notes :

[1] http://paves-reseau.be/revue.php?id=1866

[2] Michel Molitor est professeur émérite de l’UCLouvain dont il a été vice-recteur. Il a également été directeur de La Revue Nouvelle de 1981 à 1993 et a toujours marqué sa préférence pour une sociologie critique, à la fois rigoureuse et engagée.

[3] Luc 6,27-35

[4] Michel reprenait le titre d’un dossier de La Revue Nouvelle en 1990

[5] Luc Maréchal est économiste. Haut fonctionnaire retraité du Service Public de Wallonie, il a été notamment directeur de cabinet de la ministre fédérale écologiste de la Mobilité et des Transports, Isabelle Durant. Il est président du mouvement Eglise-Wallonie

[6] Source : latribune.fr, 24/11/2021

[7] http://paves-reseau.be/revue.php?id=1782

[8] La FOPES (Faculté Ouverte de Politique Économique et Sociale) a été créée en 1974 dans une initiative commune de l’Université Catholique de Louvain-la-Neuve et du MOC (Mouvement Ouvrier Chrétien)

[9] Hans Joas, La foi comme option, Paris, éd. Salvator, 2020, p. 234.

[10] José Reding rappelait également la phrase du jésuite français Michel de Certeau pour qui « Dieu ne cesse de tromper et de vider le désir qui cherche à le prendre ».





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