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Des soutanes et des hommes, de Josselin Tricou

À la croisée de la sociologie et des études de genre

Joseph Pirson
Publié dans HLM n°166 (12/2021)


En 2019, le sociologue français Josselin Tricou soutenait une thèse en sciences politiques-étude de genre à l’Université de Paris 8-Saint-Denis. Sa thèse, qui peut être classée à la croisée de la sociologie des religions (et de manière plus précise du catholicisme) et des études de genre, vient d’être publiée à l’intention d’un plus large public[1]. La lecture attentive de l’ouvrage permet effectivement de prendre connaissance du travail impressionnant réalisé, au plan de la constitution du corpus documentaire, ainsi que de la quantité et de la qualité des entretiens menés. Notons également une finesse d’analyse qui repose à la fois sur une connaissance de l’univers culturel exploré et une rigueur de relecture des éléments récoltés pendant quelques années.

Dans le contexte de la perte d’emprise de l’Église catholique au sein de nos sociétés d’Europe occidentale, l’auteur étudie les caractéristiques masculines cléricales à différents niveaux. Par ailleurs dans cette même région d’Europe, nous sommes dans des sociétés où se déploie ce que l’on nomme démocratie sexuelle. Ce concept a été largement développé par Éric Fassin, le directeur de thèse de l’auteur. Fassin a bien montré à travers plusieurs de ses travaux que, loin de rester limitées à la sphère privée intime, les questions sexuelles sont soumises aujourd’hui aux mêmes exigences que d’autres questions sociétales : au nom des valeurs de liberté et d’égalité, on interroge les normes de sexualité et de genre et des modèles considérés jusqu’il y a peu comme immuables.

L’ordre sexuel, selon Éric Fassin et d’autres sociologues, apparaît comme un ordre politique, qui prête à contestation. Selon une bonne partie de la hiérarchie catholique, cette dénaturalisation est en fait une dénaturation. Par ailleurs le pape Jean-Paul II, et plusieurs évêques avec lui, ont construit dans les années 1980 une théologie de la féminité qui valorise par compensation une certaine image féminine, alors que les femmes restent disqualifiées dans l’accès aux fonctions de pouvoir réservées au genre masculin célibataire.  On observe par ailleurs que, durant les dernières années, le Vatican a édité une série de recommandations par rapport aux candidats-prêtres ou religieux « suspects de tendances homosexuelles ». Or, paradoxalement depuis plusieurs siècles, l’Église catholique a institué comme modèle unique des fonctions ecclésiastiques de pouvoir le célibataire masculin, ce que Tricou appelle le « bougé du genre masculin ». Les prêtres catholiques sont en effet recrutés exclusivement chez des hommes célibataires et qui s’engagent à demeurer à vie dans cet état. Aux fins de l’analyse, il recourt aux modèles théoriques élaborés par la sociologue australienne Raewyn Connell : celle-ci est connue pour ses études sur le genre et les types de masculinité, notamment à travers ce qu’elle nomme la masculinité hégémonique[2].

Comme le précisait, de manière plus technique, l’annonce de la soutenance de thèse en juin 2019, l’analyse prend pour objet la masculinité des prêtres et la scrute à une triple échelle : les processus de subjectivation genrée des prêtres (la manière dont des individus masculins assument leur célibat obligatoire), les régimes locaux de genre (l’organisation concrète des modes locaux de tolérance et d’intransigeance), ainsi que les mobilisations autour du genre masculin, dans le catholicisme contemporain de type identitaire, dans le cadre de la France (observables à travers les manifestations contre le mariage pour tous). Le contexte de cette recherche est particulièrement la bataille qui s’est engagée ces dernières années entre diverses fractions ou sous-sociétés de catholiques autour de la question du genre.

La thèse analyse les effets de la disqualification symbolique qui s’est opérée peu à peu dans l’ordre du genre de la masculinité sacerdotale : la figure traditionnelle du prêtre (l’homme en soutane) qui exerce une emprise sur les personnes est largement contestée dans la société moderne occidentale. Ces effets se confrontent au secret institutionnel de la « fonction de placard qu’avait l’institution cléricale » pour un certain nombre d’homosexuels. Or loin que le discours actuel du Vatican soit dissuasif, il a pour effet paradoxal d’attirer les candidats homosexuels au sacerdoce alors que la vocation a largement été désertée par les hétérosexuels après l’avoir été par les classes populaires (quand le clergé représentait une sorte d’ascenseur social symbolique). Tricou analyse les différents efforts de l’appareil catholique pour contrer ces phénomènes de disqualification.

La lecture permet de découvrir ce que signifie dans la durée et l’évolution sociétale le « genre clérical », depuis plus de quarante ans, notamment par la comparaison avec des modèles de clergé proposés dans la littérature et le cinéma après la seconde guerre mondiale. La reprise de documents numériques actuels proposés par certaines communautés de clercs met également en évidence des traits vestimentaires liturgiques qui sont loin d’être anodins, ainsi que des postures adoptées dans des liturgies eucharistiques. L’ouvrage comporte également une analyse attentive de la manière dont des Communautés dites « nouvelles » s’efforcent de restaurer à la fois une image virile du prêtre-père spirituel et du laïc masculin, amené à exercer des fonctions de commandement dans la famille et la société civile, à travers des camps et des sessions de formation inspirées des méthodes de coaching et de management nord-américaines…

L’ouvrage se lit avec facilité. On y découvre longuement le lien de proximité-distance établi par le chercheur avec les personnes interrogées : avec certains clercs la confiance a permis d’aller plus loin dans l’enquête ; avec d’autres les réactions de supérieurs ou la méfiance par rapport à une approche genrée ont limité le travail d’enquête compréhensive et d’élucidation du modèle clérical masculin adopté et construit. Il est heureux que la version publiée comporte un épilogue sur « le catholicisme français et son clergé face à la vague Me too » et le déni de l’oppression de femmes, en particulier de religieuses. Bref un livre qui requiert l’attention et qui propose une étude originale, riche et validée par un solide travail d’enquête.

L’ouvrage est préfacé par Éric Fassin, déjà présenté. Il met clairement en évidence les qualités du travail réalisé par Josselin Tricou et, en même temps, les difficultés rencontrées, dès que l’on aborde les études de genre. Éric Fassin est non seulement connu par ses études sur l’actualité des questions sexuelles et des questions raciales : il a notamment participé à un riche débat le 27 mai 2011 en la cathédrale de Rouen, avec Véronique Margron sur la différenciation sexuelle mise en avant par la Bible[3].


Joseph Pirson

Notes :

[1]  Josselin Tricou, Des soutanes et des hommes. Subjectivation genrée et politiques de la masculinité au sein du clergé catholique français depuis les années 1980. Paris, PUF, 2021.




[2]  Raewyn Connell, Masculinités. Enjeux sociaux de l’hégémonie, ouvrage traduit sous la direction de Meoïn Hagège et Arthur Vuattoux, Éditions Amsterdam, Paris, 2014, 288 p.



[3]  Eric Fassin, Véronique Margron, Homme, femme, quelle différence ? Paris, Controverses, Salvator, 2011. L’ouvrage de synthèse a été rédigé dans l’esprit des controverses, des « disputationes » du Moyen Âge.












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