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Chrétiens et musulmans peuvent-ils s'entendre ?

Philippe de Briey
Publié dans Bulletin PAVÉS n°7 (6/2006)


C’est sous ce titre que le journal Dimanche du 28 mai 2006 publiait un interview du P. Henri Boulad, jésuite (libanais ?) vivant en Egypte. Il m’a semblé que ce genre d’articles dans un journal à grande diffusion tel que Dimanche (que par ailleurs,  je trouve souvent très intéressant) pouvait être dangereux et j’ai donc envoyé mes réflexions à des amis ainsi qu’au bulletin électronique de  Église-Wallonie .

Le P. Boulad pense qu’un islamisme pur et dur est en train de s’infiltrer chez nous « en vue d’une reconquête de l’Europe » et il affirme avoir entendu plusieurs fois des musulmans radicaux affirmant : « Vous nous avez arrêtés à Vienne et à Poitiers, mais nous irons plus loin. Grâce à votre démocratie et votre liberté, l’Europe sera bientôt à nous ». Et il ajoute que le nazisme est entré en Europe de la même manière, c'est-à-dire par la voie démocratique.

Il nous avertit : « Vous n’allez pas tarder à avoir une majorité musulmane en Europe, par le jeu combiné de la démographie galopante des musulmans, de l’immigration et des conversions… Je suis prêt à accueillir l’étranger, dans la mesure où il est prêt à jouer le jeu avec moi, à respecter mes valeurs. Si, par contre, il vient pour m’imposer son point de vue et me mettre à la porte de ma porte de ma propre maison, alors je dis non.». De quoi nous faire vraiment très peur !

Que les islamistes radicaux rêvent d’une reconquête de l’Europe, on le sait bien, Mais que connaît-il de ce que pensent réellement les musulmans vivant chez nous ? Et il s’avère que la plupart des jeunes ne rêvent pas du tout d’une grande progéniture. Il me semble que le P. Boulad, comme beaucoup de chrétiens orientaux, plaque sur la réalité européenne ce qu’il vit en Égypte où les chrétiens coptes très minoritaires font souvent l’objet d’intolérance (de même que les musulmans chez nous d’ailleurs, y compris de la part de chrétiens !).

Je pense qu’il faut tenir compte de l’expérience des chrétiens des pays musulmans et notamment de la crainte du P. Boulad à l’égard de l’introduction de la Turquie dans l’Union Européenne « qui serait une immense bêtise ». Car l’Europe est déjà assez difficile à gérer et la Turquie, avec ses septante millions d’habitants en pleine croissance démographique, y deviendrait le pays le plus nombreux et pourrait bloquer bien des choses pour ménager ses partis islamistes très puissants.

Cependant, ce point mis à part, je crains que des discours tels que ceux du P. Boulad n’amplifient des peurs déjà exagérées et ne favorisent l’islamophobie en faisant imaginer les musulmans vivant chez nous comme prêts à prendre le pouvoir pour imposer la charia en Europe. La méfiance et la peur de la population européenne à l’égard du monde musulman ne sont-elles pas déjà assez grandes, alimentées qu’elles sont par les événements quotidiens au Moyen-Orient ? Nous déplorons à juste titre les dégâts sociaux causés par la propagande de l’extrême droite, mais je crains que des articles tels que celui du P . Boulad ne soient encore plus insidieux, venant d’une personnalité ecclésiastique en pays musulman.

Or, quel est le résultat de l’islamophobie croissante depuis le 11 septembre 2001 ? Une aggravation des clivages, des incompréhensions, des fermetures, des préjugés mutuels, et donc des discriminations de la part des propriétaires, des employeurs, et de toutes ces petites attitudes de méfiance au quotidien, qui ne peuvent être ressenties que comme vexatoires et provocatrices. Voilà ce qui empêche une intégration heureuse ! Le titre d’une conférence récente l’exprimait bien : « Sois un bon Belge… et n’oublie pas que tu es Marocain ! »

Soyons bien conscients que la peur crée les attitudes racistes au quotidien et que les discriminations qui en résultent sont le meilleur aliment pour l’islamisme radical autant que pour l’extrême droite. Elles rendent impossible un vrai dialogue constructif qui exige un minimum de confiance mutuelle et de foi en un avenir possible d’un « vivre ensemble » harmonieux et enrichissant de toutes les cultures et religions (l’islam y compris !).

Je ne veux pas nier le danger de l’islamisme radical anti-occidental et l’importance de services secrets compétents pour le surveiller, mais il doit être prévenu surtout dans ses racines et par des mesures positives ! J’en citerai deux exemples : il serait urgent de briser les ghettos dans les écoles et les crèches, car il n’est rien de tel pour apprendre la tolérance que de vivre ensemble dès le plus jeune âge (et d’avoir ainsi les mêmes chances de réussite dans la vie !).

 Une autre mesure qui tarde à venir est la création d’écoles théologiques musulmanes européennes agréées par les États ou de Facultés théologiques musulmanes dans les Universités, y compris catholiques. [1] Afin que se constitue un islam européen de tolérance et d’esprit démocratique. Car la vraie question est plutôt : « Européens et musulmans peuvent-ils s’entendre ? »

Et les chrétiens pourraient jouer un rôle déterminant dans la construction de cette entente, parce qu’ils partagent beaucoup de valeurs communes, qui permettent une compréhension mutuelle et une entente plus profonde avec les musulmans croyants.

L’enjeu est considérable, il s’agit effectivement d’éviter un « choc des civilisations ». [2]

 

Philippe de Briey

Notes :

[1]  Pourquoi de telles questions pourtant urgentes tardent-elles tellement ? Les cultes dépendent de la Ministre de la Justice. Celle-ci n’a-t-elle pas déjà assez de « chats à fouetter » avec les questions de la Justice ? Ne faudrait-il pas créer un Secrétariat d’État aux affaires religieuses, avec un personnel vraiment compétent et en lien étroit avec les organisations qui sont sur le terrain ?

[2]  Je crains effectivement un choc des civilisations ! Il existe d’ailleurs déjà, d’une certaine manière, par beaucoup d’incompréhensions mutuelles. La plupart des humains ont de la difficulté à accepter que les étrangers ne rentrent pas dans les moules de leur culture, comme on le voit à mon avis dans le cas de l’interdiction du foulard, sous prétexte des plus beaux principes. De telles mesures, comme à Marchienne, ne font que le lit de l’islamisme. Au lieu de le combattre, on rajoute de l’huile sur le feu du mécontentement et du sentiment d’être rejetés et méprisés, non reconnus dans leur culture propre.

Je ne suis pas du tout pour le foulard, mais je pense que le changement doit venir d’eux-mêmes. En les combattant, on les cabre, comme on le voit à Marchienne. Et ce refus d’accepter le foulard provient souvent d’un refus de tout signe religieux, comme de quelque chose de dérangeant. « On vous accepte, mais faites-vous surtout invisibles ! ».

Ils ne se sentent donc pas reconnus dans leurs sentiments religieux, qui sont encore très forts. Il me semble qu’à l’avenir il sera nécessaire de faire appel à toutes les ressources de la résolution non violente des conflits, mais je pense qu’un certain nombre de musulmans seraient prêts à devenir nos alliés dans les combats pour une société meilleure, plus juste, moins dévergondée, moins matérialiste et moins indifférente aux questions essentielles. Mais cela ne sera possible que si nous multiplions les contacts pacifiques et les dialogues. Ils ont moins d’initiatives que nous, c’est un fait, mais ils sont retenus entre autres, je crois, par des craintes de perdre leur identité, car nous leur posons des questions qui leur demandent de faire des pas de géants. (N’oublions pas que nous avons mis des siècles à parvenir jusqu’aux déclarations de Vatican II !). Il faudra beaucoup de doigté dans le dialogue et des actions concrètes pour les aider face aux discriminations de la société.



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