Une Église catholique sans pape ?
Eduardo Hoornaert
Publié dans Bulletin PAVÉS n°34 (3/2013)
L’annonce de la démission de Benoît XVI m’a surpris, comme beaucoup d’autres. Je suis frappé par la simplicité avec laquelle le pape exprime ses sentiments et je pense que, ce faisant, il contribue à débloquer une vision statique de la papauté et ouvre un espace pour des discussions sur le gouvernement de l’Église catholique, et non seulement sur son geste en particulier. C’est ce que j’ai l’intention de faire dans ce texte. Ma question est la suivante : l’Église catholique a-t-elle encore vraiment besoin d’un pape? Je vais y aller point par point.
1. La papauté
La papauté n’est pas liée à l’origine du christianisme. Le terme “pape”, par exemple, ne figure pas dans le Nouveau Testament. Quant aux versets de l’évangile de Matthieu (“Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église”, 16,18), qui sont souvent invoqués pour légitimer la papauté, il est bon de rappeler que l’exégèse actuelle est unanime pour affirmer qu’il ne faut pas isoler un texte de son ensemble littéraire et le transformer en oracle. Aujourd’hui, du moins dans l’institution catholique, les versets de Matthieu fonctionnent comme un oracle. Mais quiconque lit les évangiles dans leur contexte comprend qu’il est absurde de penser que Jésus avait planifié une dynastie apostolique de caractère corporatiste, fondée sur la succession du pouvoir. Les mots “Tu es Pierre” n’ont rien à voir avec l’institution de la papauté. C’est l’évêque Eusèbe de Césarée, théoricien de la politique universaliste de l’empereur Constantin au 4e siècle, qui a com-mencé à rédiger des listes de succession d’évêques pour les grandes villes de l’Empire romain, dans de nombreux cas sans vérifier la véracité des noms énumérés, pour adapter le système chrétien au modèle romain de la succession du pouvoir. Cet évêque-écrivain est l’inventeur de l’image de Pierre-pape. Mais la recherche historique se dirige vers d’autres horizons et montre que le mot “papa” (pape), qui appartient au grec populaire du 3e siècle, est un terme dérivé du mot grec “pater” (père) et exprime l’affection que les chrétiens éprouvaient pour certains évêques ou prêtres. Le terme est passé dans le vocabulaire chrétien, à la fois dans l’Église orthodoxe et dans l’Église catholique. En Russie, aujourd’hui encore, le pasteur de la communauté s’appelle “pope”. L’histoire raconte que le premier évêque à être appelé “papa” fut Cyprien, évêque de Carthage entre 248 et 258, et que le terme n’est apparu que tardivement à Rome : le premier évêque de cette ville à être appelé pape (selon la documentation disponible) fut Jean Ier au 6e siècle.
2. L’épiscopat
Contrairement à la papauté, l’institution épiscopale est enracinée solidement dans les origines du christianisme, car elle se réfère à une fonction qui existait déjà dans la synagogue juive. Le mot “évêque” (qui signifie “superviseur”) se rencontre à plusieurs reprises dans les textes du Nouveau Testament (1 Tim 3,2, Tite 1,7, 1 Pierre 2,25 et Ac 20,29) ainsi que le mot “épiscopat” (1 Timothée 3,1). Dans les synagogues juives, l’“episcopos” était responsable du bon ordre dans les réunions et les premières communautés chrétiennes n’ont rien fait de plus que d’adopter et d’adapter le nom et la fonction.
3. La lutte pour le pouvoir
Dès le 3e siècle, s’est déchainée entre les évêques des quatre principales métropoles de l’Empire romain (Constantinople, Alexandrie, Antioche et Rome), une lutte de pouvoir très dure. Cette lutte a été particulièrement dramatique dans la partie orientale de l’Empire, où l’on parlait la langue grecque. Les évêques en conflit furent appelés “patriarches”, un terme qui relie le “pater” grec avec le pouvoir politique (“archè” en grec signifie “pouvoir”). Le patriarche est à la fois père et leader politique. Au début, Rome ne s’est pas beaucoup impliquée dans le différend, car elle était située loin des grands centres de pouvoir de l’époque et utilisait une langue moins universelle (le latin, utilisé dans l’administration et dans l’armée). De son côté, Jérusalem, la ville “matricielle” du mouvement chrétien, était hors course pour être une ville politiquement peu importante.
Mais ainsi, Rome se faisait mettre en valeur dans la partie occidentale de l’Empire. L’évêque précité Cyprien de Carthage réagit avec énergie devant les prétentions hégémoniques de l’évêque de Rome et il insiste : entre les évêques doit régner une “égalité complète de fonctions et de pouvoir”. Mais le cours de l’histoire fut implacable. Les patriarches suc-cessifs de Rome ont réussi à étendre son autorité et ont élevé la voix tou-jours plus fort, surtout après l’alliance réussie avec la puissance germani-que montante en Occident (Charlemagne, 800). Les relations avec les patriarches orientaux (en particulier avec le patriarcat de Constantinople) sont devenues de plus en plus tendues jusqu’à la rupture de 1052. C’est ainsi que commença l’histoire de l’Église catholique romaine proprement dite.
4. Le pape du côté du plus fort
Ayant le contrôle des affaires en Occident, Rome s’est mis à développer de manière de plus en plus sophistiquée “l'art de la cour”, appris à Constantinople. Pratiquement tous les gouvernements d’Europe occidentale ont appris de Rome l’art de la diplomatie. C’est un art qui n’a rien d’édifiant, il inclut l’hypocrisie, le mensonge, les apparences, l’habileté à s’y prendre avec les gens, l’impunité, le secret, le langage codifié (inaccessible de l’extérieur), les paroles pieuses (et trompeuses), la cruauté déguisée en charité, le profit financier (indulgences, menace de l'enfer, pastorale de la peur, etc.). L’imposante Histoire criminelle du christianisme, en 10 volumes, que l’historien K. Deschner vient de terminer, décrit cet art éminemment papal en détails.
C’est principalement grâce à l’art de la diplomatie que tout au long du Moyen âge, la papauté obtint des succès phénoménaux. Sans armes, Rome fit face aux plus grandes puissances de l’Occident et en sortit victorieuse (Canossa 1077). L’un des résultats en fut, selon les mots de l’historien Toynbee, l’“'ivresse de la victoire”. Le pape commença à perdre le contact avec la réalité et se mit à vivre dans un univers irréel, rempli de paroles surnaturelles (que personne ne comprenait). Comme l’observe bien Ivone Gebara, certaines d’entre elles sont toujours en vogue, comme quand on dit que c’est l'Esprit Saint qui va élire le prochain pape.
Avec l’avènement de la modernité, la papauté perdit peu à peu l’espace public. Au 19e siècle, surtout pendant le long pontificat de Pie IX, il était devenu clair que l’ancienne stratégie d’opposition aux “puissances de ce monde” ne fonctionnait plus. Elle n’apportait plus de victoires, elle n’enregistrait plus que des pertes. Alors le pape Léon XIII a décidé de changer de stratégie et a initié une politique de soutien aux plus forts. Cette stratégie a fonctionné tout au long du 20e siècle : Benoît XV est sorti de la Première Guerre mondiale du côté des vainqueurs; Pie XI a soutenu Mussolini, Hitler et Franco, tandis que Pie XII a pratiqué une politique du silence sur les crimes contre l’humanité commis pendant la Seconde Guerre mondiale au prix d’innombrables vies humaines. Après une brève interruption sous Jean XXIII, la politique de soutien silencieux aux plus forts (et de paroles toutes faites de consolation pour les perdants) continue jusqu’à aujourd’hui.
5. Aujourd’hui, la papauté est un problème
À cause de tout cela, on peut dire aujourd’hui que la papauté n’est pas une solution mais un problème. On ne dira pas la même chose de l’épiscopat, qui a connu, ces derniers temps, des pages lumineuses. En plus des évêques martyrs (comme Romero et Angelelli), nous avons eu ici, en Amérique latine, une génération d’évêques exceptionnels entre les années 1960 et 1990. En outre, le Concile Vatican II a lancé l’idée de la collégialité épisco-pale, afin de renforcer le pouvoir des évêques et de limiter le pouvoir du pape. Mais elle s’est heurtée à un mur infranchissable, fait d’un mélange de paresse mentale (la loi du moindre effort), de fascination du pouvoir (Walter Benjamin), d’égards des faibles face aux puissants (Machiavel) et d’entregent (Norbert Elias). Pourtant, il vaut la peine de rappeler que le catholicisme est plus grand que le pape et que l’importance des valeurs véhiculées par le catholicisme est plus grande que le système actuel de son gouvernement.
6. L’Église catholique peut-elle subsister sans pape?
Se demander si l’Église catholique peut subsister sans pape, c’est la même chose que de se demander si la France peut survivre sans roi, l’Angleterre sans reine, la Russie sans tsar, ou l’Iran sans ayatollah. La France n’a pas pris fin avec la mort du roi Louis XVI et l’Iran ne disparaîtra certainement pas avec la fin du règne des ayatollahs. Il y aura sûrement des résistances et des nostalgies, des tentatives de retour au passé, mais les institutions ne meurent pas avec les changements de gouvernement. En général, le mouvement de l’histoire vers plus de démocratie et de participation populaire est irréversible. Tôt ou tard, l’Église catholique devra affronter la question du dépassement de la papauté par un système de gouvernement central plus en phase avec les temps que nous vivons.
En conclusion, on peut dire que l’empressement actuel à faire des pronostics sur le futur pape peut avoir un effet contre-productif. Car il ne s’agit pas du pape, mais de la papauté comme type de gouvernement. Le comportement des grands médias ces jours-ci en est la preuve. Ils ne se concentrent pas sur la papauté, mais sur le pape. Et cela renforce le syndrome papal. Pour la télévision, le pape est une bonne affaire. Le succès des funérailles du pape Jean-Paul II il y a quelques années a montré aux planificateurs de la grande presse les potentialités financières des grands événements pontificaux. C’est pourquoi les grands médias d’aujourd'hui sont tellement “catéchétiques”, ils transmettent les points fondamentaux du catéchisme papal : le pape est le successeur de Pierre, premier pape; l'élection d’un pape, en fin de compte, est l’œuvre de l’Esprit Saint; on ne peut manquer l’indulgence plénière accordée à titre exceptionnel par Dieu à la première bénédiction du nouveau pape. C’est ce que nous verrons dans les prochaines semaines. Peut-être vaudrait-il mieux ne pas trop parler du pape ces jours-ci, mais travailler sur des sujets qui préparent l’Église de demain.
J’en termine en apportant deux exemples récents de cette problématique. Peu de gens savent que, dans les années 1980, le cardinal Aloisio Lorscheider est venu discuter avec le pape Jean-Paul II de la décentralisa-tion du pouvoir dans l’Église. Il n’y a pas d’écrit ou de photo de cette discussion, mais il semble que le pape se soit montré ouvert aux suggestions du cardinal brésilien, comme on le voit avec l’encyclique Ut unum sint. Ce point a été commenté par José Comblin dans un de ses derniers écrits, Les problèmes de gouvernement de l'Église. Je pense que le pape n’a pas été plus loin parce qu’il ne percevait pas, dans l’Église, une réelle volonté politique d’avancer en direction d’une décentralisation du gouvernement. Dans ce cas, il est clair que le problème n’était pas le pape, mais la papauté.
Un exemple bien différent, mais qui pointe dans la même direction, est donné par un autre évêque brésilien, Helder Camara. En arrivant à Rome pour participer au Concile Vatican II (il n’avait jamais voyagé en Europe auparavant), l’évêque brésilien s’ étonne de comportements étranges à la cour romaine au point d’avoir des hallucinations, comme il le raconte dans ses lettres circulaires. Un jour, lors d’une séance à la basilique Saint-Pierre, il eut l’impression de voir l’empereur Constantin surgir dans l’église monté sur un beau cheval au grand galop. Une autre fois, il rêva que le pape était devenu fou, qu’il jetait sa tiare dans le Tibre et boutait le feu au Vatican. Il disait, lors de conversations informelles : le pape ferait bien de vendre le Vatican à l’Unesco et de louer un appartement dans le centre de Rome. J’ai pu observer personnellement à plusieurs reprises que Dom Helder détestait le “secret pontifical” (l’un des instruments du pouvoir de Rome). Dans le même temps, l’évêque brésilien maintenait une amitié sincère avec le pape Paul VI, ce qui montre une fois de plus que le problème n’est pas le pape, mais la papauté en tant qu’institution.
Eduardo Hoornaert - Brésil)
(trad. : Pierre Collet et Jean-Loup Robaux)
Le texte original d’Eduardo Hoornaert se trouve sur le site de Adital www.adital.com.br . Il est en partie plus développé sur son blog http://eduardohoornaert.blogspot.be/
La traduction française a été publiée dans la revue PAVES de mars 2013 Voir aussi les textes de Leonardo Boff, Quel type de pape ?, d’Ivone Gebara, L’élection d’un nouveau pape et l’Esprit-Saint, et le texte posthume de José Comblin, Les problèmes de gouvernement de l’Église.
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