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"C'est la miséricorde que je désire et non le sacrifice"

Guido Innocenzo Gargano
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Quelle interprétation donner à l’expression employée par Jésus en Mt 5, 17 : "Je ne suis pas venu pour abolir la Loi ou les Prophètes, mais pour accomplir" ? 

Comment évaluer la référence à la dureté de cœur en Mt 19, 8 a b : "C’est en raison de votre dureté de votre cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes"?  

Quelle force devra avoir l’observation faite par Jésus en Mt 19, 8 c : "À l’origine il n’en fut pas ainsi"? 

Pour tenter de faire un pas en avant dans la réflexion à propos de cette série de questions, je rappelle avant tout […] ce que Jésus lui-même avait déclaré en Mt 5, 19 : "Celui donc qui transgressera l’un de ces petits préceptes et enseignera aux autres à faire de même sera tenu pour petit dans le royaume des cieux. Au contraire celui qui les exécutera et les enseignera, celui-là sera tenu pour grand dans le royaume des cieux".  

La première observation qui s’impose, à ce sujet, est que, en Mt 5, 19, Jésus ne parle pas d’"exclusion" hors du royaume des cieux, mais seulement du fait d’être "petit" ou "grand" dans le royaume des cieux. 

L’observation a son importance parce que Jésus, immédiatement après, c’est-à-dire en Mt 5, 20, va déclarer avec une certaine solennité : "En effet je vous le dis : si votre justice ne surpasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux", excluant ainsi de manière explicite du royaume de cieux, dans ce second cas, ceux qui s’en tiennent simplement à la justice recherchée par les pharisiens et qui ne parviennent pas à aller au-delà, jusqu’au point où ils découvriraient la miséricorde, en agissant en conséquence.  

Le fait que Matthieu établisse une distinction entre le fait d’être dans le royaume des cieux et celui de ne pas y entrer du tout ne peut pas être sans importance. En réalité, par cette distinction qu’il établit, l’évangéliste nous fait savoir qu’il existe des petits préceptes dont la non-observance ne fait pas totalement disparaître la possibilité d’entrer dans le royaume ; qu’il existe, en revanche, des attitudes de fond qui peuvent empêcher complètement d’entrer dans le royaume et que, parmi ces attitudes, il y a précisément celles des pharisiens. Ceux-ci, comme nous le savons bien en raison de tout le débat qui a eu lieu entre eux et les disciples de Jésus, cherchaient à défendre principalement, ou peut-être même uniquement, les aspects liés à la justice en relativisant, parfois en allant jusqu’à les exclure, les aspects liés à la miséricorde. […] 

Cependant il faut maintenant que nous nous demandions également quels sont les préceptes dont parle Jésus et que nous comprenions s’il s’agit seulement de l’observance de la Torah écrite/orale avec, en accompagnement, ce que l’on appelle les "mitzvot" ou bien si le maître de Nazareth entend aussi inclure certains préceptes qui sont plutôt considérés comme des concessions, telles que celle de bénéficier de l’autorisation de répudier son épouse, à condition qu’un acte de répudiation soit rédigé comme le prescrit le texte de Dt 24, 1. 

À l’origine il n’en fut pas ainsi 

Le fait de rédiger l’acte prescrit par Moïse est considéré comme suffisant pour continuer à faire partie du peuple de Dieu. Il pourrait être perçu comme une observance de ces "petits préceptes" qui n’excluent pas du royaume même s’ils rendent "petits" ceux qui y entrent par cette voie-là. Et c’est ce qui établirait la différence entre ces gens-là et ceux qui, cherchant dans la Torah écrite/orale uniquement la justice sans l’ouvrir à la miséricorde, resteraient inévitablement hors du royaume. […] 

Il va de soi que tous ceux qui, en raison de la manière rigide dont ils appliquent la justice, ne voudraient donner aucune place à cette indulgence particulière que Jésus demande comme un choix nécessaire pour entrer dans le royaume, resteraient, eux aussi, inévitablement, en dehors du royaume. Cela arrive surtout quand on agit sans tenir compte des conséquences évidentes qui retombent, par exemple dans les rapports au sein d’un couple, sur les épaules de la personne la plus faible, qui est exposée à l’adultère ou qui, pire encore, se voit imposer une union adultère (cf. Mt 5, 32) qui exclut complètement la tendresse qui accompagne nécessairement la miséricorde.  

Nous pourrions par conséquent considérer que l’enseignement de Jésus crée une étroite connexion entre l’intention du Créateur – rappelée par la formule : "à l’origine il n’en fut pas ainsi " (Mt 19, 8c) – et l’interprétation correcte de l’indulgence voulue et décidée par Moïse : "En raison de votre dureté de cœur Moïse vous a permis" (Mt 19, 8a). Et cela non seulement pour ne rien enlever de sa force à la déclaration que fait Jésus en Mt 5, 17 : "Je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir", mais également pour ajouter la référence à un enseignement, constant dans la tradition chrétienne, qui concerne l’unité de Dieu Créateur et de Dieu Rédempteur, unis dans le respect simultané de la justice et de la miséricorde, accompagné par la primauté, justement, de la miséricorde. 

La primauté de la miséricorde 

Il est indispensable de développer la réflexion que nous avons menée jusqu’à présent, en ajoutant que, dans ces cas-là, nous ne devons jamais rester uniquement en dehors d’une considération juridique mais que nous devons prendre en considération avec la plus grande délicatesse possible l’implication de la conscience personnelle. 

En fait nous sommes toujours et en tout cas confrontés à une réalité qui relève du principe moral résumé par la formule bien connue : "De internis non judicat Ecclesia". C’est pourquoi il est nécessaire d’aborder ces questions sur la pointe des pieds, avec crainte et tremblement, comme si l’on était face à quelque chose de profondément sacré et inviolable, en tenant compte d’un principe que la tradition catholique a toujours rappelé aux responsables de la pastorale : "Pænitenti credendum est". 

La réponse donnée par Jésus paraît en réalité autoriser précisément de telles conclusions. En effet, à première vue, Jésus semble exclure que, dans le cas du divorce, on puisse parler d’une entrée dans le royaume des cieux et il se réfère de manière explicite au texte de Gen 2, 24 qui renvoie à la Loi inscrite dans les étoiles : "Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas" (Mt 19, 6). Cependant lorsque Jésus, sollicité par ses interlocuteurs qui lui demandent : "Pourquoi, alors, Moïse a-t-il prescrit de donner un acte de divorce quand on répudie ?" (Mt 19, 7), cherche la motivation de fond de ce premier principe, il constate que, de fait, cette prescription de Moïse témoignait d’une indulgence qui vient véritablement de Dieu.  

Il en résulte : d’une part la constatation par Jésus que "c’est en raison de votre dureté de cœur que Moïse vous a permis de répudier vos femmes" (Mt 19, 8) ; d’autre part l’absence de toute décision d’annuler une telle prescription de Moïse, ce qui est cohérent avec ce que Jésus a déjà déclaré solennellement dans le discours sur la montagne : "Ne croyez pas que je sois venu pour abolir la Loi ou les Prophètes ; je ne suis pas venu pour abolir, mais pour accomplir " (Mt 5, 17). Ce sont deux attitudes qui excluent la possibilité de lire notre péricope dans une perspective uniquement juridique ou, pire encore, impérative, comme la tradition chrétienne occidentale et en particulier celle du catholicisme a eu tendance à le faire. 

Dans ce cas, en effet, nous serions face à une interprétation du texte qui serait complètement en dehors du contexte global de la vie et de l’enseignement de Jésus, tel qu’il apparaît dans le Nouveau Testament, et en dehors du contexte culturel et religieux dans lequel agissait et enseignait le maître de Nazareth, comme cela se manifeste dans le langage semblable à celui qui est employé par Matthieu dans le discours sur la montagne, y compris la phrase stéréotypée : "Mais moi je vous dis" (Mt 19, 9). 

D’autre part on ne peut pas nier que c’est précisément l’indulgence et par conséquent la primauté de la miséricorde, qui caractérisaient l’enseignement de Jésus en le rendant différent de celui de tous les maîtres à penser, ou presque, qui vivaient à la même époque que lui. C’est l’évangéliste Matthieu lui-même qui nous fournit des informations en ce qui concerne la hiérarchie des valeurs particulière présentée par Jésus dans la réponse qu’il donne à ses interlocuteurs qui, en d’autres occasions, l’accusaient en termes précis et directs : "Tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire le jour du sabbat", et à qui il répondait, en termes tout aussi précis et directs : "N’avez-vous pas lu ce que fit David lorsqu’il eut faim, lui et ses compagnons ?... Et si vous aviez compris la signification de cette parole : 'C’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice', vous n’auriez pas condamné des gens qui sont sans faute. Ainsi le Fils de l’homme est maître du sabbat"" (Mt 12, 1-8, passim).  

Cela dit, quand nous nous demandons si, d’après l’enseignement et les choix de vie de Jésus, il peut y avoir des situations dans lesquelles on puisse agir de manière différente de ce que prescrit la Loi inscrite dans les étoiles, en se conformant au contraire à la Loi inscrite dans la pierre par Moïse et interprétée (Loi orale) par les Prophètes, la réponse pourrait être : "Oui". À une condition : que l’aspect dynamique de la miséricorde soit privilégié par rapport à l’aspect statique de la Loi. 

En effet l’enseignement constant de la Loi de Moïse et de la Tradition d’interprétation des Prophètes, que Jésus de Nazareth a fait siennes, est qu’il faut dans tous les cas privilégier la valeur de la miséricorde et cela même au détriment de la référence à une Loi écrite si elle ne devait pas permettre de tenir convenablement compte des besoins de l’homme ; besoins qui pourraient se référer au choix fait par les compagnons de David, par exemple, qui eurent faim et qui mangèrent en transgressant la matérialité de la Loi (cf. 1 Sam 21, 1-6, Mt 12, 1-8), ou à l’enseignement de prophètes comme Osée, qui déclarait au nom de Dieu : "C’est la miséricorde que je désire et non le sacrifice" (Os 6, 6 ; Mt 12, 7). 

Le fait de dégager l’homme de l’étreinte contraignante de ce que l’on appelle la "lettre" de la Loi constitue en réalité un leitmotiv de l’ensemble de l’enseignement de Jésus de Nazareth. C’est ce que prouvent, et justement chez l’évangéliste Matthieu, non seulement le programmatique discours sur la montagne, mais aussi, dans le texte que l’on vient de rapporter, la déclaration solennelle faite par Jésus lui-même : "Le Fils de l’homme est maître du sabbat" (Mt 12, 8). 

Le passage de la "littera" au "spiritus" 

Nous savons que le discours sur la montagne a été perçu habituellement comme une sorte de durcissement des préceptes de la Loi mais, pour ma part, je suis convaincu qu’il s’agit, en réalité, d’un très généreux programme de libération des contraintes imposées par la "littera" de la Loi écrite/orale transmise par certains en Israël. Ce discours permet en effet d’élargir de manière extraordinaire les perspectives, aussi bien internes qu’externes, vers lesquelles, à toutes les époques, les hommes pieux et respectueux des préceptes sont invités à tourner leur regard. 

Alors il ne s’agit absolument pas d’un durcissement, mais plutôt d’une incitation à dépasser les étroites limites du devoir pour les ouvrir aux très vastes espaces de la gratuité de l’amour, confrontée à la disponibilité du Père qui se laisse guider par la générosité au point de ne faire aucune différence entre ceux que nous appellerions les bons ou les méchants, les justes ou les pécheurs. 

L’affinement du cœur et de l’esprit que demande Jésus dans son discours sur la montagne ne ferait donc rien d’autre que de se référer, en l’étendant, à cette logique intrinsèque à la foi qui avait permis à Moïse de tenir compte de la "dureté de cœur" manifestée par les gens de son peuple, en conformant la Loi à leur situation concrète, permettant ainsi à tous de rester unis à l’ensemble du peuple de Dieu en dépit des chutes et du rythme différent de leur cheminement personnel. […] 

En fait, c’est le même critère que celui qui est utilisé dans l’interprétation du Discours sur la montagne qui devrait faire autorité en Mt 19, 3-9. Ce critère n’annule pas mais souligne, plutôt, ce que la Loi écrite/orale prescrit, qu’il considère comme valable et déterminant, tout en proposant d’aller au-delà, ce qui n’est certainement pas à la portée de tout le monde mais qui reste néanmoins l’objectif visé par le Législateur et enregistré dans la Loi inscrite dans les étoiles, c’est-à-dire dans la nature. 

Avec cependant une différence plutôt significative, étant donné que le renvoi à la Loi naturelle, qui est fondée sur l’autorité d’une expression de Jésus telle que le "mais moi je vous dis", est proposé comme un "au-delà" par rapport à ce que Moïse a dû accepter afin de faire face à la dureté de cœur de ceux à qui il s’adressait. Cette différence est une confirmation supplémentaire du débat qui était en cours, au temps de Jésus, entre ceux qui se considéraient avant tout comme des disciples d’Hénoch et ceux qui insistaient pour se référer à Moïse. 

Entre "skopos" et "telos" 

Les deux Lois, celle qui est inscrite dans les étoiles et celle de Moïse, pouvaient donc être proposées de manière complémentaire, de façon à ce qu’elles puissent, en quelque sorte, s’éclairer réciproquement. […] Jésus ne nie pas la gravité de la situation de celui qui est emprisonné dans la "dureté de cœur" et cependant il ne le condamne pas de manière explicite. Il prend une décision différente : celle d’accepter sa faiblesse, mais en n’oubliant jamais que l’objectif fixé (skopos) est une chose, et que l’objectif atteint (telos) en est une autre. […] 

En d’autres termes : le "telos", c’est-à-dire le fait d’atteindre concrètement l’objectif qui a été pensé par Dieu, doit inévitablement prendre en compte la lenteur qui est propre à une réalité humaine soumise au temps et à l’espace. Une lenteur qui, dans le cas particulier des disciples de Jésus, ne peut pas ne pas tenir également compte de la fragilité due au péché. […] 

On pourrait alors en conclure que la "dureté de cœur" (Mt 19, 8a) manifestée au cours du trajet parcouru pour passer du "skopos" au "telos", qui avait contraint Moïse à réinterpréter le désir du Dieu Créateur de manière à n’imposer à personne une regrettable exclusion hors du peuple de Dieu, pourrait avoir une forte incidence sur le fait d’atteindre, ou non, l’objectif fixé. 

C’est ce qui a provoqué sa décision d’admettre, dans le cas particulier d’une crise au sein d’un couple, la répudiation, en soumettant celle-ci à une condition : la rédaction d’un acte en bonne et due forme. Dès lors comment pourrait-on concevoir que Jésus, étant venu "non pas pour abolir la Loi ou les Prophètes… mais pour [les] accomplir" (Mt 5, 17), ait pu abolir la concession faite par Moïse, précisément sur un point qui qualifiait clairement et de manière déterminante sa prédication, c’est-à-dire la miséricorde ? […] 

Les indications pastorales, qui à première vue pourraient paraître nouvelles et même révolutionnaires, ne seraient en réalité rien d’autre que la confirmation très exacte de l’enseignement du Nouveau Testament, qui a certainement été reçu avec des sensibilités différentes en Orient et en Occident, mais qui confirme l’unicité du souffle des deux poumons de l’Église, soucieux l’un et l’autre d’agir, en tout et pour tout, selon l’esprit de l’unique Évangile. 

En effet, dans tout cela, le jugement de Jésus ne change pas quant à l’aspect négatif d’une décision qui opposerait la volonté du Dieu Créateur, qui a inscrit sa Loi dans les étoiles, à la volonté du Dieu Rédempteur, qui accepte l’indulgence de Moïse envers un peuple à la "nuque raide". 

Les Pères des Églises Orientales l’avaient très bien compris, puisqu’ils se sont toujours opposés aux perfectionnistes et aux spiritualistes de toutes sortes qui faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour séparer le Dieu Créateur du Dieu Rédempteur. En réalité la solution ne consiste pas à épouser le durcissement des spiritualistes et des fondamentalistes de toutes sortes, mais à faire la juste et nécessaire distinction entre le péché et le pécheur, qui est l’un des héritages les plus précieux du Nouveau Testament. 


Guido Innocenzo Gargano - Italie)

Notes :

La revue de théologie de l’Université Pontificale Urbanienne dans laquelle a été publié cet essai :  Urbaniana University Journal 

texte integral en italien :http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350966

http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350967?fr=y   traduction :Charles de Pechpeyrou







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