Une spiritualité pour vivre avec ou sans religion
José Arregi
Cet article n'a pas été publié dans une de nos revues
Voici quelques indications pour une spiritualité d’aujourd’hui, une spiritualité pour ce XXIe siècle qui avance, pour un monde si lourd de possibilités et de menaces, pour un temps crucial où notre espèce humaine doit décider ce qu’elle veut finalement être, ce qu’elle veut décidément faire avec soi-même, avec ceux qui viendront après, avec la communauté entière des vivants que nous sommes.
Nous nous trouvons au seuil d’une nouvelle genèse. L’Esprit plane sur les eaux. L’Esprit gémit pour la libération.
Nous nous trouvons devant une option véritablement historique, bien plus cruciale que toutes les options faites jusqu’au jour d’aujourd’hui par le Homo Sapiens, voire par le genre Homo. « Vois, je mets aujourd`hui devant toi la vie et le bien, la mort et le mal » (Dt 30,15). Il ne s’agit plus du commandement d’une divinité extérieure, mais de la Vie elle-même qui nous interpelle, de l’Esprit qui anime tout et qui veut guérir, libérer, recréer tout. Spiritualité signifie se laisser impulser par cet Esprit, dans le cadre d’une religion ou hors de toute religion.
Je vais signaler quelques traits de cette spiritualité avec ou sans religion.
1. L’urgence de la spiritualité
Tout d’abord, une indication préalable : il est urgent que l’humanité et chacun de nous redécouvre la spiritualité pour vivre. La vie est en jeu.
Il y a quelques années, Luis Garicano, l’un des plus reconnus économistes espagnols, professeur d’Économie et Stratégie à la London School of Economics, dans un article intitulé : « Son las matemáticas, estúpidos »[1] concluait que pour qu’un pays quelconque –ou un jeune quelconque, pourrions-nous ajouter – puisse s’en tirer, il aura besoin de "trois fondements-clés" : "un niveau avancé de confiance dans l'utilisation des mathématiques et de la statistique; une grande capacité à écrire un argument, non seulement grammaticalement correct mais motivé avec clarté et conviction; et un niveau avancé en anglais. Ne vous méprenez pas, sans avoir acquis ces trois bases pour participer à l'économie du savoir, c’est comme si les enfants n'avaient plus assisté à l'école depuis l’âge de 14 ans".
D’accord. Mais c’est tout ? La crise mondiale que nous vivons est, au fond, une crise spirituelle. Seule une profonde spiritualité peut sauver notre vie humaine, la vie tout court au niveau planétaire.
Nous avons besoin de spiritualité comme de l'oxygène, de l'eau, ou du pain. Et aujourd’hui plus que jamais. Il y a 30 ans, J. Moltmann écrivait : "Il me semble que nous avons besoin aujourd'hui des personnes qui s’acheminent vers l’intérieur du désert de l'âme et descendent dans les profondeurs du soi pour combattre les démons et expérimenter la victoire du Christ, ou plus simplement pour garantir une sphère de vie intérieure et, à travers l'expérience de l'âme, ouvrir un chemin vers les autres. Et dans notre contexte, cela signifie comprendre le sens positif de la solitude, le silence, le vide, la souffrance, la pauvreté, la sécheresse spirituelle et le ‘savoir qui ignore'. Pour les mystiques ce sentiment consistait – selon leur manière paradoxale de s’exprimer – à apprendre à exister dans l'absence du Dieu présent, ou en présence du Dieu absent, et à supporter la ‘nuit obscure de l'âme’ (Juan de la Cruz). Cela même peut-il être valable aujourd'hui ?2".
Oui, cela peut être valable aujourd’hui, quoiqu’en ne nous laissant pas tromper par un certain vocabulaire : la spiritualité n’est pas seulement ce que l’on entend par voyage intérieure », les démons que la spiritualité combat ne sont pas des diables spirituels, l’absence de Dieu n’est pas celle d’une divinité qui aurait décidé de s’éloigner du monde. Nous avons besoin – et aujourd’hui plus que jamais – de libérer l’humanité, le souffle et la compassion, au plus profond de nous, de chacun de nous, de l’espèce humaine. Il nous est demandé de libérer Dieu, l’Esprit ou la Vie dans le monde que nous avons créé nous-mêmes et qui est en train de nous étouffer, d’étouffer dans l’humanité et dans la planète la Vie, le Souffle, Dieu… Nous nous trouvons au seuil du plus grand bond de l'humanité, mais vers où : vers l’avant ou vers l’abîme ? Nous nous trouvons devant des possibilités et de menaces jamais imaginées, devant le meilleur et le pire qui habitent en nous. Il faut que cette pauvre et admirable espèce humaine se libère de ses peurs et de ses ambitions de possession, de savoir et de pouvoir, pour engendrer une nouvelle forme plus humaine, plus libre et fraternelle, et pour ainsi rendre possible ainsi une communauté plus harmonieuse de la vie sur la planète.
Pour ce faire, il nous faut un bond de spiritualité. Une spiritualité qui ouvre nos yeux pour voir l'univers comme un énorme coeur battant, la Terre comme un grand organisme qui respire et qui veut continuer à respirer. Une spiritualité qui nous remplit de respect et d'humilité, de compassion et de tendresse pour tout ce qui est, qui souffre et qui jouit. Nous sommes frères et soeurs de tous les êtres. Nous sommes Inter-être – Interbeing. Tous les êtres inter-sommes (Tich Nhat Hanh).
Une spiritualité qui nous apprend à être présents: à nous-mêmes, à l’autre, à tous les êtres. À vivre dans le présent, sans s'accrocher au passé ou avoir peur de l'avenir, et se détacher chaque jour de l'illusion de notre ego, la source de tant de souffrances. Une spiritualité qui nous enseigne à vivre dans la Grande Présence qui entoure tout et qui demeure en tout. À vivre attentifs au Réel qui se manifeste et qui devient sans cesse réel. À entendre le cri des êtres blessés. À ressentir et accueillir la paix qui soutient et qui meut tout, à nous y plonger aussi bien dans la méditation que dans l’action.
Mais, bien entendu, la spiritualité n’est pas un ensemble de croyances, de rites et de normes morales. Toutes les croyances, les rites et les normes ne sont, au mieux, que des formes de la spiritualité. Ils sont valables seulement dans la mesure où ils nous ouvrent à la présence de l’Esprit qui gémit et qui respire dans tous les êtres.
2. Souffle, attention, silence, communion
Qu'est-ce donc que la spiritualité ? Qu’il nous suffise cette définition de Willigis Jäger: «La spiritualité signifie le chemin vers un plan d’expérience transpersonnelle, et transconfessionnelle"3. La spiritualité c’est une voie d’accès à une nouvelle expérience de vie plus profonde, de conscience plus large, d’être plus épanoui. Une expérience au-delà de notre conscience égoïque, de nos représentations mentales, de nos modes de vie égoïstes, aussi religieux soient-ils. Une expérience de vie au-delà des religions.
Je signale en cinq mots quelques dimensions fondamentales de la spiritualité.
1) La spiritualité est souffle ou répit. Accueillir et offrir le souffle de vie: c’est ça la spiritualité. La question clé n’est pas religion ou pas de religion, mais respirer ou ne pas respirer.
Une petite remarque de type linguistique : spiritualité et respirer ont la même racine : sp. Et les savants linguistes nous disent que cette racine exprime l’idée d’amplitude, largeur. Elle se trouve dans des mots comme espace, esprit, espérance… Et respirer. Ou répit (de l’ancien français respit). Ampleur, comme quand les poumons se remplissent et on se sent bien.
Nous vivons sans répit, sans haleine. Prenons souffle. C’est ça la spiritualité : respirer le souffle de la vie. Les religions ne sont pas essentielles, mais respirer si. Et aujourd'hui plus que jamais, car l’étouffement devient de plus en plus général.
La spiritualité signifie syntoniser avec l'Esprit vibrant dans tous les êtres et au plus profond de nous. L'Esprit qui planait sur les eaux est l'image de la vibration divine qui vit et se meut au coeur de tout ce qui existe. L'Esprit est le souffle universel. Tout respire, et c’est l'Esprit divin qui respire en tout, même dans les profondeurs de ce que nous appelons la matière et considérons à tort comme quelque chose d'inerte et statique. Il n'y a pas d'opposition entre ce que nous appelons matière et ce que nous appelons esprit : la matière est une forme de la réalité, la matrice ou le support de tout être vivant, sentant, pensant, conscient, et l'esprit est une autre forme de réalité , la manifestation ou émergence consciente de ce support que nous appelons matière et qui, en fin de compte, est énergie.
Lorsque la vie devient pure compétition avec nous-mêmes et avec les autres, quand nous vivons haletant et agités dans une course folle, quand les encadrements religieux et culturels solides d’autrefois sont tombés et que nous avons perdu les certitudes, alors la nécessité de respirer devient de plus en plus évidente. Nous avons besoin de spiritualité au-delà de la religion. Nous avons besoin de souffle vital: la paix intérieure, la bonté et le bonheur, la sensibilité, la révolte contre l'injustice, la miséricorde envers tout vivant, la proximité et le soin mutuel, la libération de notre ego... Tout cela est spiritualité. Dans le temple ou en plein air, dans la solitude ou parmi des amis, dans un coin caché ou dans l'action sociale, ou dans l'un et l'autre... chacun sait où et comment. Mais prenons le souffle de vie.
2) La spiritualité est attention. "L'attention est le point de départ et le coeur de tous les chemins spirituels"4.
"Un homme a demandé au Ikkyu [maître japonais du XVe siècle]: ‘Maître, pourriez-vouz écrire quelques règles fondamentales de la sagesse suprême’ ? Ikkyu a immédiatement pris un pinceau et du papier et a écrit: ‘Attention’. 'C'est tout?’, demanda l'homme; vous ne voulez pas ajouter quoi que ce soit d'autre ?. Ikkyu écrit: ‘Attention, attention’. Visiblement ennuyé, l'homme a demandé à nouveau si c’était tout. Alors, Ikkyu reprit le pinceau et écrivit: «Attention, attention, attention»5. L’attention permet de découvrir la réalité primordiale, ici, maintenant, à chaque instant, dans chaque action, si nous sommes effectivement présents.
D’habitude, nous ne sommes pas attentifs. Les disciples ont demandé au rabbin comment, malgré ses nombreuses occupations, il pouvait être toujours aussi serein. Il répondit: «Quand je suis assis, je suis assis. Quand je suis debout, je suis debout. Quand je marche, je marche". Les disciples dirent: «Nous aussi, nous faisons de même". Rabbi leur répondit «Non; lorsque vous êtes assis, vous êtes déjà debout; lorsque vous êtes debout, vous courez déjà ; et quand vous courez, vous êtes déjà arrivés »6.
3) La spiritualité est silence. L’attention est silence profond et le chemin pour accéder à la Révélation du Silence sonore qui habite en tout et qui meut et recrée tout. «Par le silence, la conscience s’ouvre et conduit à l'expérience du Fond primordial de toute vie"7.
L'Esprit est brise silencieuse et transformatrice qui traverse l'univers infiniment grand et infiniment petit. La spiritualité est faire silence, plonger dans le silence habité et sonore de cette brise réparatrice.
Faire silence est donc beaucoup plus que se taire, beaucoup plus que faire taire les bruits extérieurs. Faire silence c'est faire taire les bruits de l'intérieur qui nous engourdissent, assourdissent et renferment. Ce brouhaha intérieur des idées et des images, des désirs et des peurs, des aspirations et des déceptions, des querelles et des rancunes qui nous recroquevillent, nous serrent et nous resserrent. Faire silence c'est finalement nous libérer de l'ego, libérer notre être véritable de cet autre moi superficiel auquel nous sommes si accrochés et qui, plus nous nous y accrochons, plus il nous opprime et nous empêche d'être ce que nous sommes: libres et frères-soeurs. Faire silence c'est être ce que nous sommes et respirer enfin dans l'Infini que nous sommes et qui nous fait être.
4) La spiritualité est le détachement de l’égo. "Si nous entrons dans un chemin spirituel, nous reconnaissons immédiatement notre caducité et nous expérimentons en même temps combien nous sommes attachés à des choses, comment nous sommes pris par la passion et la cupidité, et comment nous courons constamment après nos représentations et idées de bonheur sans reconnaître que tout est donné, parce que la plénitude de notre vie est ici et maintenant »8.
Le chemin spirituel est un chemin de détachement, de libération de notre je égoïque avec son agitation constante de représentations mentales (désirs, peurs, réussites, échecs, comparaisons, attachements, haine...). Ce détachement exige et produit la sérénité, l'équanimité, l'abandon, la pauvreté, le dénouement de toute attache.
« L'homme qui abandonne tout désir et qui travaille sans intérêt, sans le sens de ‘je’ et ‘mien’, il atteint la paix »9.
Libérés de l'ego, la réalité devient transparence et accueil, amplitude et libération, visage et tendresse. La spiritualité devient alors un pur laisser-être et se laisser-accueillir. Disponibilité pure pour le prochain.
5) La spiritualité est communion-compassion avec tous les êtres. La spiritualité est la conscience de la communion profonde de tout ce qui est et profonde communion ou compassion samaritaine avec tout ce qui est.
Toute réalité est un réseau infini de relations : chaque particule est reliée à toutes les particules dans l'univers, chaque atome est relié à tous les atomes dans le cosmos, chaque organisme vivant est relié à tous les organismes vivants, chaque planète et chaque étoile sont reliées à toutes les planètes, toutes les étoiles, toutes les galaxies. Chacune des parties du Tout est relié à chacune des parties du Tout, depuis l'infiniment petit jusqu’à l'infiniment grand. Et s'il y a beaucoup d'univers, chacun d’eux est relié à tous les autres univers.
Et cet être minime que je suis, est absolument unique et en même temps absolument relié à tout en tout avec tout depuis toujours pour toujours. Je suis un avec toutes les formes de vie qui ont été et sont et seront. Je suis un avec les bactéries et les algues et les bouleaux en fleurs, avec les récifs et les vers et tous les insectes, avec le rouge-gorge qui chante, les kangourous qui sautent, les baleines qui sillonnent les mers. Je suis un avec l’enfant qui rit et l’enfant affamé. Je suis un avec le meurtre djihadiste et les réfugiés qui fuient.
La spiritualité est cette profonde conscience de la communion cosmique, du corps mystique universel. Une conscience qui se traduit en expérience vitale et en cosmovision contemplative. Une conscience transformatrice de la réalité, des structures sociales, économiques, politiques.
La spiritualité est au bout de compte un chemin sans fin de transformation de soi-même et de toute la réalité dont nous faisons partie. La spiritualité "est par essence révolutionnaire, car elle ne se contente pas du statu quo. Elle est la source constante de la jeunesse des religions et donc aussi de la société »10. C'est la spiritualité de la résistance et de l'espérance active (et contemplative) comme celle de Jésus et de tous les prophètes. La spiritualité est un processus personnel et à la fois social de construction d’un nouveau monde dans un paradigme global, universel, holistique.
3. La spiritualité de la vie
«Spiritualité de la vie» est une expression redondante. La spiritualité n’est pas un aspect ou un élément de la vie, une dimension spécifique, distincte des autres dimensions, à côté d’elles, mais plutôt la vie elle-même dans toutes ses expressions personnelles et sociales, actives et contemplatives, intellectuelles et affectives, individuelles et politiques. La spiritualité mais la vie profonde se manifestant dans toutes les dimensions. La spiritualité est une façon de regarder, de sentir, d'interagir. Un mode de vie : la vie à fond, la vie bonne dans toutes ses dimensions.
L'Esprit est «souffle vital» au coeur de tout ce qui est. Il est fons vitae, source de vie. Il est la Viriditas du printemps de la vie, comme l’appelle Hildegarde de Bingen. L’Esprit est comme le vert du printemps et de tout ce qui vit. Il est la Vitalitas de Dieu qui est présent dans tous les êtres vivants et qui se traduit par «amour de la vie ». L'amour de la vie, le vouloir vivre se manifeste dans tous les êtres vivants. Non seulement ils vivent, mais ils veulent vivre, toujours plus pleinement, plus librement, plus fraternellement. "Dans les rébellions des corps et de la terre, on détecte aujourd'hui des signes qui indiquent que les créatures veulent vivre. Dans ce monde, avec sa maladie mortelle moderne, la vraie spiritualité consiste à retrouver l'amour de la vie et, par conséquent, la vitalité. Le oui plein et sans réserve à la vie, l'amour plein et sans réserve de tout ce qui vit sont les premières expériences de l'Esprit de Dieu " 11.
La vie est le lieu et la forme de l'expérience de l’Esprit ou de l’expérience de Dieu, comme K. Rahner et R. Panikkar l’ont souligné. L’expérience de Dieu n’est pas une expérience de plus, une expérience à côté des autres expériences. Toute expérience qui déploie et élargit, libère et relie la vie est expérience de l’Esprit ou de Dieu, la seule vraie expérience de l’Esprit ou de Dieu. Lorsque je mange ou bois, lorsque je donne à manger ou à boire, je fais l’expérience de Dieu. Lorsque je marche dans la campagne et que je sens la caresse de l’air ou de l’eau dans le visage, lorsque je me manifeste en faveur des immigrants et réfugiés ou que je visite les prisonniers, je fais l’expérience de l’Esprit ou de Dieu.
Une vraie spiritualité est, donc, toujours spiritualité de la vie. Une spiritualité de la terre, de la chair et du corps que nous sommes. Une spiritualité de tous les sens : les yeux qui voient, la peau qui sent, les oreilles qui entendent, le palais qui goûte, le nez qui sent un parfum. Une spiritualité animée non pas par le mépris, mais par la mystique du corps.
Une spiritualité de la sensibilité de la vie, capable de s’émouvoir avec la souffrance et la beauté. Une spiritualité qui fait confiance à la force de la bonté plus qu’à la force du pouvoir, aussi puissant soit-il. Une spiritualité qui nous ouvrira les yeux au mystère présent au coeur de toutes les créatures. Une spiritualité qui nous fasse percevoir le souffle caché qui soutient l’univers entier. Une spiritualité de l’émerveillement, du respect, de la courtoisie et de l’humilité, de la compassion et de la tendresse envers tous les êtres.
Une spiritualité de la vie toujours ouverte, amoureuse de la liberté, qui ne se soumet à aucun système, soit-il politique ou religieux. Une spiritualité de la vie est toujours prête au changement et à la nouveauté permanente, comme la vie.
4. Spiritualité pour un temps nouveau
Toutes les époques sont de transition. Mais elles n'ont pas toutes connu une transition d'époque. De nombreuses indications montrent que nous vivons aujourd'hui une profonde transformation culturelle, un changement d’époque plutôt qu’une époque de changements. Tout indique que nous sommes au seuil d'une nouvelle ère.
Or, toute transformation culturelle amène, à courte ou à longue échéance, une transformation religieuse.
Prenons, par exemple, quelques transformations fondamentales des systèmes de production de biens de consommation. Le passage de la culture de chasseurs / cueilleurs à la culture sédentaire de l'agriculture il y a 10.000 ans a entraîné la formation de groupes humains sédentaires et plus nombreux, la construction de village et puis des cités. Mais la cité impose la spécialisation des professions, l’organisation d’une société complexe et, au terme, sa hiérarchisation. Et au fur et à mesure que la société se configure de manière plus complexe, il arrive de même avec la cosmovision dans son ensemble : le ciel en haut, la terre au milieu, l’inframonde des morts. La cité a amené aussi l’invention de l’écriture et la mise par écrit des mythes…
Eh bien, c’est alors que sont nés les religions en tant que systèmes de croyances, de rites et de normes que l’on doit observer ; c’est alors qu’ont été conçus les divinités, les panthéons. Et il y a 5000 ans a été conçu et représenté la figure humaine d’un Dieu unique. Je dis la figure de Dieu, non pas le Mystère, la Réalité, la Présence de la Compassion, l’Esprit créateur et consolateur. Toutes les grandes religions du passé ou du présent sont nées dans des cultures agricoles, avec des patrons fondamentaux en commun, en cohérence à la vision du monde propre à l’époque. Les croyances et les institutions religieuses fondamentales des grandes religions universelles (divinités, esprits, temples, sacrifices, l’au-delà…), toutes les religions donc d’aujourd’hui – depuis les mystiques orientales jusqu’au monothéismes abrahamiques, héritiers à leur tour du monothéisme zoroastrien – correspondent à l’antique vision agraire du monde : une vision géocentrique, anthropocentrique, hiérarchique et dualiste.
Il y a seulement 200 ans, l'industrialisation, la modernité, les sciences avant tout, ont provoqué un changement radical, de plus en plus généralisé, de la cosmovision traditionnelle qui soutiennent les religions, le christianisme y compris. Les religions n’ont pas disparu, mais elles ont été profondément secouées et se trouvent, du moins dans notre société façonnée par les sciences, profondément ébranlées. Il est impossible depuis lors de continuer à lire et à comprendre de manière littérale les textes fondateurs (Bible, Credo…). Toutes les résistances des institutions religieuses, aussi fortes soient-elles, devront céder tôt ou tard.
Aujourd'hui, l'ère industrielle cède la place à l'ère postindustrielle de l'information : l'information augmente à un degré inimaginable depuis il y a seulement quelques années et elle circule à vitesse incroyable. L'avenir est encore plus inimaginable. Toutes les institutions traditionnelles sont en crise, ou en ruine. Le pluralisme est inévitable. Un monde millénaire est en train de disparaître. Le vieux monde est en crise. La crise économique est la crise d'un modèle culturel, un modèle de développement, de production, de relation, d’être. Une nouvelle vision du monde global, un nouveau paradigme s’impose sans même qu'on s’en rende compte: un paradigme holistique (tout est en relation, en interaction) et un paradigme dynamique et évolutionniste (tout en mouvemente et en évolution). Tout est en relation et transformation, en interaction transformatrice.
Et tous ces changements sont insignifiants devant la révolution qui s’annonce : la révolution post-humaine… Devenus maîtres de la création, devenus aussi maîtres de la clé de l’évolution dite naturelle , nous sommes à la veille de créer un être supérieur, bien plus puissant que nous, Homo Sapiens. Nous ne savons pas encore quelle forme il aura. Ce pourrait être un organisme génétiquement et neurologiquement altéré, enrichi, ou un être bionique (un cyborg, organique et cybernétique à la fois, avec des prothèses de tout ordre…), ou des simples robots capables de doutes les fonctions humaines mais en degré bien plus performant… Ce n’est pas pour demain, mais ce n’est pas si loin. Tout ce qui viendra pourrait entraîner des différences et des esclavages entre les humains qui n’ont jamais existé. Nous pouvons devenir des anges gardiens ou des anges exterminateurs les uns pour les autres et pour les autres espèces vivantes. Mais l’espèce que nous créerons pourra peut-être nous exterminer nous-mêmes…
Il paraît risible de se demander si les religions traditionnelles survivront encore…
5. Spiritualité transreligieuse
Pour toutes ces raisons, le monde, tout le monde, dans la mesure où les universités s’implanteront partout et la vision scientifique du monde finira par s’imposer dans tout le monde, s’achemine vers la disparition des religions traditionnelles ou du moins vers leur profonde transformation. Est-ce si grave ?
« Les religions s’écroulent quand elles perdent leur pouvoir d’inspirer » (W. Pannenberg). N’est-ce pas ce qui est arrivé depuis longtemps, depuis la modernité, depuis la Renaissance, depuis toutes les alliances de la religion avec le pouvoir ? N’est-ce pas cela qui est arrivé quand le mouvement de Jésus s’est lié au pouvoir impérial romain ? Jésus ne s’est-il pas dressé en face de la religion établie comme système de croyances et de pouvoir menaçant la vie ?
Bien avant encore, il y eut une époque, que K. Jaspers appela temps axial (autour du VIe siècle avant J. C.), une époque où depuis la Chine jusqu’à la Grèce émergea un puissant mouvement spirituel en rupture avec les différentes religions. En Chine, Confucius s’éloigna de la religion et des divinités et se pencha vers une éthique humaniste politique; Laozi quitta les croyances et les rites religieux et s’appliqua à la recherche de l’harmonie mystique avec soi-même et avec tout ce qui est. En Inde, Bouddha et Mahavira se désintéressèrent des croyances et des dieux, et ouvrirent la voie de la libération intérieure pour le dépassement de la souffrance (Bouddha) et de toute violence (Mahavira). En Perse, Zoroastre chercha en profondeur, le premier, la foi éthique en un Dieu unique au-delà de toute représentation des différents dieux et même du Dieu unique. En Israël, des prophètes comme Osée et Amos, Isaïe et Jérémie, se levèrent contre une religion de rites et de mots, et ils crièrent à plein gosier : « Renvoie libres les opprimés, partage ton pain avec celui qui a faim, et fais entrer dans ta maison les malheureux sans asile… Alors ta lumière poindra comme l’aurore, et la gloire de l’Éternel t’accompagnera » (Is 58,6-8). En Grèce, une pléiade de savants combine la rationalité scientifique et le regard mystique (Thalès, Héraclite, Pythagore.. et puis Socrate, Platon, Aristote…), en même temps que l’idéal démocratique avance dans la polis laïque…
Dans le temps axial, on peut dire, s’amorce ici et là, de manière encore locale, le dépassement de la vieille religion vers l’éthique et la mystique. On pourrait dire que, 2500 ans après, nous nous trouvons entièrement plongés dans ce courant, mais cette fois-ci au niveau global, planétaire. L’avenir n’est pas écrit, déterminé, mais tout suggère que la diffusion de la même culture scientifique, universitaire, aura les mêmes effets de fond partout.
Toutes les religions traditionnelles, mais aussi les nouveaux mouvements spirituels (New Age) impliquent des croyances: "Dieu" comme personne ou être suprême, l'élection d'Israël, l'incarnation de Dieu dans le sein d’une mère vierge, la révélation du Coran à Muhammad par l'ange Gibril (Gabriel), la réincarnation sans fin due à la loi du Dharma-Karma, l'accumulation de mérites par la récitations des mantras ou la prévision de l'avenir dans le calendrier maya des treize lunes… Ces croyances ou d'autres, innombrables, ont laissé d’être essentiels pour la spiritualité ? Simplement, elles ne son plus croyables, elles se trouvent en dehors du « croyable disponible » (P. Ricoeur) de notre époque. Les croyances dépendent toujours de la culture de l’endroit et de l’époque.
En plus, les croyances n’ont jamais été essentielles pour les hommes et les femmes qui approfondissaient la conscience mystique au sein de leur religion. Aujourd’hui, les deux facteurs se rallient. La quête mystique dépasse tous les systèmes de credo-culte-code et, d’autre part, les croyances cessent simplement d’être crédibles pour la conscience commune de la grande majorité dans notre société occidentale. Et il paraît logique de penser que le même phénomène s’étendra au niveau planétaire de la main des sciences universitaires et de la soif mystique...
Il y a des études qui pointent vers la disparition imminente des religions dans les pays développés. La Commission théologique de l'EATWOT (Ecumenical Association of Third World Theologians) a publié un document de travail qui mérite attention. Le titre est provocateur («Vers un paradigme post-religional»), et sa thèse ne l’est pas moins : le christianisme (et chacune des religions traditionnelles) est un Titanic en naufrage, incapable de flotter dans les eaux profondes de la «société du savoir» actuelle. Il est construit sur un paradigme, une vision du monde, un imaginaire d’un monde passé. Il ne semble pas que le christianisme et les autres religions aillent disparaître aussitôt, mais il est impossible d’arrêter le processus. Dans les années 50, 60, 70 du XXe siècle même, les théologies de la sécularisation et de la mort de Dieu (Bonhöffer, Vahanian, Robinson, Van Buren, Altizer, Hamilton, Tillich…) ont proposé de nouveaux langages possibles pour un temps nouveau, mais ils n’ont été suivis ni par les théologiens ni par les institutions protestantes et catholiques.
Bien entendu, le fait que les religions disparaissent ne signifie pas que l’Esprit qui habite dans le fond des êtres et au coeur des communautés va disparaître. Le regard limpide, l’admiration de la beauté, le respect de la vie, la compassion du blessé, l’aspiration de l'infini ne disparaîtront pas.
Dans notre société la plus proche, nous voyons émerger un mouvement puissant de spiritualité laïque, non liée à une confession religieuse, à un système de croyances et de rites, à une institution religieuse quelconque. Une nouvelle spiritualité, interreligieuse et transreligieuse, mystique et écologique, solidaire et égalitaire est en train d’émerger. Une spiritualité qui est "sagesse éternelle" (W. Jäger), qui est antérieure à la religion ; elle peut éventuellement être associée à une religion, mais elle oblige à 8 relire autrement tous les « textes sacrés » d’autrefois, pour se laisser inspirer à nouveau et respirer librement leur souffle.
Jean Mansir écrit :« La foi vivante, l’Évangile en acte dans notre esprit, dans notre vie courante, dans notre prière, nous appelle sans cesse à dépasser les images, les représentations, les formules dogmatiques (les ‘vérités de la foi’) dont s’alimente la sensibilité du croyant. La foi nous invite à dépasser ou plutôt à ‘traverser’ toutes ces déterminations de la croyance et de l’adhésion à une religion pour que notre esprit et notre coeur s’enfoncent dans le Mystère et, comme disent les mystiques, dans la nuit et l’inconnaissance de la Réalité divine »12
Spiritualité trans-religionale signifie aussi spiritualité trans-théiste. C’est-à-dire, une spiritualité libérée de toute représentation de Dieu comme entité distincte du monde. Le Dieu théiste est une image construite par la pensée humaine, conçu comme étant séparé du monde. Un Dieu personnage suprême, créateur qui existait avant le monde et qui l’a créé à partir de rien, acteur et juge, qui intervient ou reste passif, qui entend et parle, qui élit et refuse, qui se révèle et se cache, qui fait grâce ou châtie… n’a plus de place dans le « croyable disponible » de l’immense majorité des hommes et de femmes occidentales d’aujourd’hui. On ne croit pas ce que l’on veut, mais ce que l’on peut. Dieu ne peut plus être concevable ni comme personnel ni comme impersonnel, ni comme objet ni comme sujet. Le Mystère qui est Communion est trans-personnel, au-delà de toute dualité et de toute unité. Le Mystère de la Relation/Relativité/Réciprocité dans tous les étants n’est ni masculin ni féminin, mais au-delà du genre. Le Mystère de l’Infini « en qui nous vivons, nous mouvons et sommes » (Act 17,28) n’est pas localisable, il n’est ni en-deçà ni au-delà. Le Mystère Innombrable n’est ni Un ni plusieurs, mais Tous et Personne, Rien et Tout, Tout en tout.
Dieu est comme l’enfant dans la mère, comme la lumière dans la flamme, comme le sens dans le mot, comme l’esprit dans le corps. Essayons des métaphores toujours nouvelles qui nous portent au-delà, en deçà. Dieu est la Puissance du Réel (X. Zubiri), le Fond du Réel (P. Tillich), la Créativité sacrée (S. Kauffman), Bonté Heureuse, Tendresse créative, Esprit ou Ruah universelle. Si nous vivons cela, nous vivons de Dieu, nous faisons vivre Dieu en nous, en tout.
Et Jésus ? Où est Jésus en tout cela ?
6. Spiritualité de Jésus, avec ou sans religion
Spiritualité au-delà des formes de Jésus lui-même. Jésus est un homme particulier, et c’est en tant qu’homme particulier (genre Homo, espèce Sapiens, juif galiléen d’il y a 2000 ans) qu’il s’est laisser animer par le Souffle de la Vie, le Souffle prophétique.
N’identifions donc Jésus avec aucune des formes auxquelles il s’est exprimé, avec aucune des formes auxquelles il a été dit ou imaginé. « Si Jésus de Nazareth, devenu ‘Christ et Seigneur’ par sa résurrection prend la place de ‘Dieu’, dans la représentation que se fait l’esprit du croyant, il peut alors, dans l’imaginaire de ce dernier jouer le rôle de ‘Dieu’, que la foi nous appelait justement à dépasser pour nous faire entrer dans le Mystère. Le croyant mettra en oeuvre sa religion, là où il pensait vivre l’Évangile : celle-ci ne sera plus focalisée par le concept ‘Dieu’ mais par le concept ‘Christ’. Il aura tout au plus ‘changé de religion’ ! Soit dit en passant, c’est à mon avis ce qu’il s’est passé pour beaucoup de chrétiens séduits par la perspective théologique ouverte par Karl Barth, dans les années 1970. N’oublions pas cette phrase étonnante mais capitale de Jésus à ses disciples, selon saint Jean : ‘Il vaut mieux pour vous que je parte, car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous. Mais si je pars, je vous l’enverrai’ (Jn 16,7). Jésus, en mourant sur la croix, fait mourir avec lui toutes les images religieuses, humaines, d’un Dieu Absolu, Tout-Puissant. C’est en ce sens que la théologie de la ‘mort de Dieu’, qui fleurissait dans les années 1960-1970, peut encore nous dire quelque chose, et même quelque chose d’important aujourd’hui. Mort de nos rêves infantiles sur Dieu, libération de notre imaginaire totalitaire, surgissement devenu possible de notre liberté et de notre responsabilité d’hommes et de femmes adultes. L’Évangile qui va jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême (voir Jn 13,1), relativise radicalement toute forme de religiosité qui tendrait à s’imposer à notre esprit comme un absolu, comme la loi, comme l’idéal »13.
Nous tournons nos yeux vers Jésus, mais il nous emmène au-delà de lui, vers le Mystère universel, vers la création du monde nouveau dans ce monde. Jésus ne fut pas chrétien. Il ne fonda pas une nouvelle religion, mais il voulut transformer et même transposer la religion juive qui était la sienne, et cela justement pour lui être fidèle, comme les prophètes.
Jésus est l’homme mû par l’Esprit Créateur et transformateur, par la Bonté créative et rénovatrice. Au-delà aussi de l’histoire au coeur de l’histoire ; c’est pourquoi il n’est pas important si telle ou telle action ou déclaration attribuée à Jésus que je mentionnerai ensuite appartiennent ou pas au Jésus historique…
Jésus a dépassé radicalement la religion quand il a proclamé à la synagogue de Nazareth le Jubilé de la libération : « L`Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu`il m`a oint pour annoncer une bonne nouvelle aux pauvres ; il m`a envoyé pour guérir ceux qui ont le coeur brisé, pour proclamer aux captifs la délivrance, et aux aveugles le recouvrement de la vue, pour renvoyer libres les opprimés, pour publier une année de grâce du Seigneur » (Lc 4,18-19).
Jésus a dépassé largement la religion quand il a déclaré : « Le Sabbat a été fait pour l`homme, et non l`homme pour le Sabbat » (Mc 2,27). Le Sabbat (toute religion) est fait pour la vie. Le critère, c’est la vie de tous les vivants.
Jésus a dépassé la religion quand il a relativisé toutes les normes de pureté et de jeûne. Et quand il a dit : « Détruisez ce temple » (Jn 2,19). Et : « Vous anéantissez fort bien la volonté de Dieu pour suivre la tradition humaine » (Mc 7,8). Et : « Ceux qui disent ‘Seigneur, Seigneur!’ ne vivent pas le règne de Dieu, mais ceux qui font la volonté de Dieu » (Mt 7,21). Et : « Rappelez-vous et comprenez la parole prophétique : Je prends plaisir à la miséricorde, et non aux sacrifices « (Mt 12,7).
Jésus a brisé la logique et les fondements de la religion quand il a raconté la parabole du bon samaritain (Lc 10,25-37), du pharisien et du publicain (Lc 18,9-14), et surtout du ’jugement dernier’ : « J`ai eu faim, et vous m`avez donné à manger ; j`ai eu soif, et vous m`avez donné à boire ; j`étais étranger, et vous m`avez recueilli ; j`étais nu, et vous m`avez vêtu ; j`étais malade, et vous m`avez visité; j`étais en prison, et vous êtes venus vers moi… Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l`un de ces plus petits de mes frères, c`est à moi que vous les avez faites » (Mt 25,35-41).
Jésus fut un croyant théiste de son époque, mais il a fracturé les images conventionnelles de Dieu, quand il l’a invoqué comme ‘abbá’. Quand il le contemplait dans la terre, la semence, la pluie, les oiseaux, le levain, le pain du travail et le vin de la fête. Quand il le reconnaissait dans la femme qui met le levain dans la farine, jusqu`à ce que la pâte soit toute levée… Quand il le décrivait comme joie de rencontrer celui/celle/ce qui est perdu (Lc 15).
Voilà la spiritualité de Jésus avec religion ou sans religion, toujours au-delà de la religion.
José Arregi
à Paris, samedi 18 mars 2017,
(Assemblée générale de Partenia)
José Arregi - Espagne)