L'hospitalité est le chemin de la vérité
(Louis Massignon)
Pierre-François de Béthune
Cet article n'a pas été publié dans une de nos revues
Quelle est cette « vérité en avant de soi » que notre colloque veut développer ? Quelle est cette « vérité profonde » dont il y est question ? Nous cherchons ici à mieux cerner cette vérité profonde qui est une raison de vivre. Je vais essayer, pour ma part, sinon d’apporter des réponses à ces questions, au moins de les faire mieux résonner.
Pour nous y introduire, je vais évoquer l’expérience de Louis Massignon, ce célèbre islamologue et défenseur des droits humains. Il écrit : « La vérité est une pure relation spirituelle, sereine, qui existe entre deux partenaires par la compréhension (Platon), en tant qu’Étranger devenant Hôte [...]. C’est seulement dans la mesure où l’on accorde l’hospitalité à l’autre (au lieu de le coloniser), dans la mesure où l’on partage avec lui le même travail, le même pain, que l’on prend conscience de la Vérité qui unit socialement. On ne trouve la vérité qu’en pratiquant l’hospitalité »[1].
Notons que, pour Massignon, l’hospitalité n’est pas seulement ce mouvement généreux qui nous porte à accueillir des étrangers ; pour lui, c’est l’hospitalité partagée qui importe, l’hospitalité donnée et reçue. Elle est à l’origine de sa propre conversion et de toute sa vie spirituelle. Il écrit encore : « Par un retournement des valeurs, [l’Étranger] a transmué ma tranquillité relative de possédant en misère de pauvresse. »[2] C’est ce retournement qui importe. En 1908, il a reçu l’hospitalité d’une famille étrangère, irakienne, alors qu’il était en détresse, et il a alors reconnu que c’était Dieu lui-même qui l’accueillait. Sa conversion a consisté, comme il le disait, à se découvrir « l’hôte de Dieu, l’hôte de l’Étranger ».
En réalité, l’hospitalité comporte toujours deux faces, selon qu’on l’offre à celui qui en a besoin, ou, au contraire, selon qu’on la reçoit, parce que on en a soi-même besoin. Donner l’hospitalité est certes une œuvre merveilleuse et méritoire, mais l’expérience atteste qu’avoir besoin de recevoir un asile est une découverte plus déterminante encore. L’hospitalité donnée dépasse la stricte justice. Elle est le fondement de toute morale. Mais l’hospitalité reçue, gratuite, imméritée, est une expérience de grâce et elle est le fondement de la spiritualité.
Il est vrai qu’on parle plus volontiers de l’hospitalité donnée. Presque tous les livres à ce sujet partent de ce point de vue, et nous ne pouvons que nous réjouir en constatant le développent de tant d’initiatives d’accueil, en particulier au nom de l’Évangile. Mais je crois nécessaire d’insister sur l’importance de l’autre face de l’hospitalité. Elle est déterminante. Déjà dans la Bible, nous lisons : « Tu aimeras l’étranger comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte » (Lv. 19, 34). Tant que nous n’avons pas fait un jour l’expérience d’être dans la nécessité de devoir demander l’hospitalité, nous ne pouvons donc pas encore vraiment aimer l’étranger. Effectivement, sans cette expérience personnelle d’avoir été démuni, ne fût-ce qu’une fois, et d’avoir eu besoin d’être soi-même accueilli, à quelque niveau que ce soit (matériel, social, sentimental), il ne nous est pas possible de recevoir respectueusement un demandeur d’asile, car notre bienfaisance reste encore unilatérale et manque d’empathie. C’est pourquoi, nous devrions toujours nous demander, dans nos rencontres, si nous avons déjà suffisamment reçu, pour pouvoir donner, sans risquer d’être perçus comme arrogants.
L’hospitalité reçue est en tout cas ce chemin de vérité dont parlait Louis Massignon, car elle est l’expérience d’une dépendance, une dépendance mutuelle, et plus précisément l’expérience de notre interdépendance. Cette conscience de notre interdépendance est constitutive de notre humanité. Oui, elle est, me semble-t-il, la vérité la plus fondamentale pour notre vie ensemble, « la vérité qui unit socialement », pour reprendre l’expression de Louis Massignon. N’est-elle pas cette « vérité profonde » que nous cherchons ? Une vérité existentielle : non pas une ‘synthèse’, l’aboutissement d’une réflexion, mais en quelque sorte une expérience de ‘symbiose’. Cette interdépendance concerne tous les humains, mais plus largement encore tous les vivants et même notre planète où tout dépend de tout. Elle est en tout cas l’expérience à laquelle fait allusion Saint Paul quand il nous pose la question : « Qu’as-tu que tu n’aies reçu ? » (1 Co 4, 7)
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Et cependant il faut aller plus loin. À cette prise de conscience correspond une démarche, la démarche de s’ouvrir vers les autres et de sortir. Quand nous nous savons interdépendants, nous sommes aussi curieux de connaitre les autres, de découvrir tout ce qu’ils ont de beau et d’important pour nous. L’enfant qui est devenu autonome ne peut plus longtemps rester autosubsistant, il a besoin des autres pour grandir. Il va bientôt devoir quitter sa famille et sortir pour en fonder une autre. La vraie maturité humaine lui permet de s’exposer ainsi sans crainte, pour aller au devant des autres et pour engager un échange avec eux...
Tout cela est bien connu. Aussi, je ne crois pas nécessaire de développer davantage ces explications élémentaires. Car je ne les ai données que pour pouvoir poser la question au niveau religieux. Je veux parler de l’hospitalité interreligieuse et des possibilités de sortie de la religion hors de son univers autosubsistant. Toute religion n’est-elle pas, par définition, autosuffisante et close ? Pour être rassurante, elle doit être la seule à pouvoir donner la réponse à toutes les questions de l’existence. Elle n’a nul besoin d’explications extérieures. Vouloir sortir de cet univers ne serait-il pas toujours spirituellement suicidaire ?
Notre religion chrétienne en particulier, peut-elle s’ouvrir davantage aux autres religions, sans perdre son âme ? De tous temps, elle a généreusement offert son hospitalité aux autres humains, et elle a témoigné d’une grande générosité à cet égard. Mais peut-elle aussi recevoir l’hospitalité d’une autres religion ? Historiquement, la réponse a toujours été : non !
Je ne puis pas entrer ici dans ce débat, pour le nuancer. Je dirai seulement que les traditions chrétiennes ont malgré tout fait de nombreux emprunts aux autres cultures et religions, mais que cet accueil a toujours été tacite. Une quelconque dépendance, en particulier dans le domaine spirituel, ne pouvait pas être reconnue sereinement.
Déjà dans les Écritures saintes, la question de l’ouverture aux autres est complexe ; elle exige une importante réflexion à nouveaux frais, car des attitudes très variées et même contradictoires à cet égard sont attestées à travers toute la Bible. Et il faut surtout regarder comment Jésus est ‘sorti’ de son univers culturel et religieux par bien des aspects, et comment il a finalement été exécuté « hors de la ville ».
Je ne puis pas aborder personnellement ces questions essentielles, je tenais seulement à les mentionner, pour situer mon intervention dans un domaine que je connais mieux : le dialogue interreligieux réalisé par des moines et autres religieux. Ce domaine, certes limité, est toutefois emblématique pour notre question ; nous y trouvons des exemples très parlants d’hospitalité spirituelle reçue dans une autres tradition. Le témoignage de quelques ‘pionniers’ nous aidera à voir que la rencontre interreligieuse au niveau le plus intime de notre foi est possible et fécond. Une telle rencontre est bien sûr un risque, mais elle est surtout une chance, une chance pour toute l’Église.
Je parle de ‘pionniers’, parce qu’il s’agit d’un petit nombre de personnes qui, dès avant le Concile, ont ouvert une brèche dans une mentalité chrétienne encore très autosuffisante. Il me semble important d’étudier ici leur démarche et de la décrire plus en détails, parce qu’elle est significative pour toute tentative de dialogue au niveau de l’expérience spirituelle.
Ces pionniers se sont engagés avec une grande confiance, et même avec audace, dans une rencontre interreligieuse au niveau de leur vie spirituelle. À cause précisément de leur engagement à la suite du Christ, ils ont transgressé certaines convictions établies, comme par exemple l’adage « Hors de l’Église, pas de salut », et ils ont ouvert de nouvelles perspectives spirituelles et théologiques. Je pense ici surtout à Thomas Merton, Louis Massignon, Henri Le Saux, Raimon Panikkar, Enomiya Lassalle, Aloïs Pieris, Serge de Beaurecueil et aux moines de Tibhirine. Il n’est pas possible de faire une énumération complète, d’autant que de nombreuses personnes anonymes ont également pratiqué ce dialogue au niveau le plus profond, par exemple les Petits Frères et les Petites Sœur de Jésus et tous ceux qui continuent la démarche du Père de Foucauld.
Ces pionniers étaient des hommes et des femmes de foi et de prière, formés par une longue pratique religieuse. Grâce à la maturité et la liberté spirituelles ainsi reçues, ils n’ont pas craint de s’immerger dans une autre tradition spirituelle. Ils ne se sont pas contentés de développer des contacts intenses avec des personnes d’autres traditions spirituelles, de les admirer et d’emprunter leurs méthodes spirituelles ; ils se sont laissés pénétrer par leurs raison de vivre, au point d’en être profondément transformés.
L’histoire du Père Henri Le Saux nous fera mieux comprendre cette démarche[3]. Ce moine bénédictin a été formé à l’abbaye de Kergonan, pour « chercher vraiment Dieu », comme le demande saint Benoît (RB 58) à ceux qui entrent au monastère. Il y avait déjà passé 21 ans quand il est parti pour l’Inde, en 1948. Avec le Père Jules Monchanin, il voulait y fonder un monastère bénédictin enrichi par la tradition monastique indienne. Mais il a bientôt eu l’occasion de rencontrer le grand sage Râmana Maharshi à Tiruvanamalai, au pieds de la montagne sacrée Arunâchala, et il a été fasciné par la personnalité de ce témoin de l’advaïta, la non-dualité. Il a alors passé de longs séjours dans des grottes de la montagne, totalement immergé dans cet univers hindou. Il a pris un nom indien, Abhishiktânanda et acquis la nationalité indienne.
Grâce à son journal[4], publié après sa mort, nous pouvons suivre son évolution intérieure.
Au cours de ses séjours dans les ashrams et ermitages, il a fait l’expérience d’une relativisation générale de la doctrine de la foi. Il écrit : « Comment encore croire à l’absoluité d’une formule dogmatique ? d’un rite ? donc d’une Église ? Dieu serait-il donc enfermable dans le crée ? » (p. 87) Le Père Monchanin qui vivait en Inde depuis 1939, reconnaissait, quant à lui, qu’il voyait avec toujours plus d’évidence l’abîme qui séparait le christianisme de l’hindouisme. À cela Abhishiktânanda répondait que, précisément, c’était dans cet abîme qu’il trouvait Dieu, désormais.
Mais cette évolution intérieure n’allait pas sans un grand désarroi. Son exode hors d’un christianisme traditionnel se révélait pour ce qu’il était vraiment : un exil, une perte de repère. Il était écartelé. Il écrit : « J’ai trop goûté désormais à l’advaïta pour pouvoir trouver la paix ‘grégorienne’ d’un moine chrétien. J’ai trop goûté jadis de cette paix ‘grégorienne’ pour ne pas être angoissé au sein de mon advaïta. » (p. 99) Plus loin, en date du 21 mars 1956, « La fête de saint Benoît au Shantivanam (le monastère fondé en 1950). Pénible cette année. [Il revenait d’un long séjour chez un Maître hindou, Gnânânanda.] Depuis mon retour de Tapovanam, l’angoisse. Et cette belle forme physique que j’avais en rentrant, remarquée par tous ici, tout de suite tombée. La paix et la joie sont pour moi là où il ne m’est pas permis d’aller ; et pourtant, là seulement je les ai goutées avec une plénitude inatteinte ailleurs. Je ne puis plus vivre en moine chrétien ici ; et je ne puis pas vivre en moine hindou. Que le Seigneur aie pitié de moi et tranche ma vie ! Je n’en puis plus ! » (p. 187) À d’autres moments, cependant, il entrevoit une possibilité de dépasser cette tension : « Il me semble que j’expliquerais facilement mon état actuel depuis Arunâchala, comme une aurore, arunodaya ; avant même que le soleil se lève, le ciel est illuminé. Jyoti, shânti, ânanda. Les oiseaux chantent déjà, et mon cœur chante. Attendre avec joie l’apparition du disque merveilleux. » (p.186)
Il s’agit d’une expérience mystique, paradoxale : « perdre sa vie pour la trouver ». Dans une foi plus profonde que sa religion, Abhishiktânanda a consenti à « perdre » le Christ pour le suivre dans sa kénose. Il a ainsi tout remis en question, mais, au plus obscur de sa conscience, il n’a jamais douté que « ni la mort, ni la vie, ni le présent ni l’avenir, [...] ni aucune autre créature, rien ne pourra nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus-Christ, notre Seigneur. » (Rm 8, 38-39)
Notons encore un dernier trait caractéristique pour son itinéraire spirituel. Il a vécu les quinze dernières années de sa vie comme un sannyasin gyrovague et n’est plus jamais rentré en Europe. Mais pendant les 25 ans de son séjour en Inde, jusqu’à sa mort en 1973, il est resté en contact avec son monastère de Kergonan et en lien cordial avec l’église locale.
Si la démarche de ces pionniers de la rencontre interreligieuse, dès avant le Concile Vatican II, est emblématique, c’est parce qu’ils ont commencé par demander l’hospitalité, comme le Christ l’avait proposé aux disciples qu’il envoyait en mission. Dans son discours d’envoi en mission, il leur avait enjoint d’aller sans bagages, dans l’incapacité de survivre plus d’une journée, et donc obligés de demander l’hospitalité. Seulement les pionniers du XXème siècle ont demandée cette hospitalité à des croyants des autres religions. Ils leur ont demandé de partager leurs vivres, et même leurs raisons de vivre. Ils ont accepté d’entrer et de demeurer dans leurs maisons, mais aussi dans leurs maisons sacrées, leurs temples et mosquées, et, plus intérieurement encore, dans leurs demeures spirituelles, leurs traditions religieuses, leurs rites leurs livres sacrés, leurs prières.
Ce faisant, ils découvraient que la façon de procéder pour témoigner de l’Évangile, telle que décrite par les évangiles synoptiques, était toujours d’actualité. Ils n’annonçaient pas explicitement le message évangélique, mais, à leur place dans l’Église, ils étaient les témoins de l’amour universel du Père.
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La démarche d’exode de ces pionniers est certes exceptionnelle, mais elle peut toujours nous inspirer. Nous aussi, sans pour autant quitter notre pays, nous voulons davantage vivre notre foi comme une sortie, et d’abord une sortie hors de la « mondialisation de l’indifférence », pour reprendre une expression du pape François. Revoyons donc cette démarche des pionniers, pour préciser les exigences de conversion qu’elle exige et les perspectives qu’elle ouvre.
À la différence des migrants qui, de nos jours, cherchent à gagner l’Europe, les pionniers qui sont allés au loin ne fuyaient pas leur lieu d’origine, car ils n’étaient pas déçus de leur tradition originelle. Mais leur formation spirituelle les avait guéris de la traditionnelle autosuffisance ; elle leur avait, au contraire, permis de réaliser, comme le dit saint Paul, que « l’amour se réjouit de la vérité », ̶ d’où qu’elle vienne (Cfr. 1Co 13,6). Ils ont ainsi pu apprécier d’autres traditions, en particulier les personnalités marquantes qu’ils avaient pu rencontrer directement, comme Râmana Maharshi, ou par des lectures et études, comme Hallaj, pour Massignon ou Ansâri pour Serge de Beaurecueil. Ils ont alors choisi de sortir de leur univers traditionnel, pour confronter leur expérience de l’Esprit Saint avec celle qui habitait les grands spirituels ainsi rencontrés, ainsi que les traditions séculaires dont ils étaient les témoins.
Ils savaient que le ‘dia-logue’ est, selon son étymologie, une ‘parole traversée’. Aussi, à la différence des missionnaires de jadis, qui portaient avec eux un Credo inaltérable et comme encapsulé, ils ont accueilli d’autres logoi dans leur dialogos. Ils ont accepté de se laisser toucher par d’autres paroles, jusqu’au cœur de leur foi. Une expression forgée par Raimon Panikkar dit bien cette démarche : il parle de ‘dialogue intrareligieux’, parce que la démarche d’accueil se réalise ad intra, à l’intérieur de la conscience des interlocuteurs, au cœur même de leur engagement religieux. Aussi Panikkar peut-il préciser : « Un tel dialogue est un acte religieux. Le dialogue intrareligieux est, par sa nature même, un acte d’assimilation ̶ que j’appellerais eucharistique. »[5] C’est donc toujours dans l’action de grâce que se vit la rencontre, car elle est une révélation, la découverte de l’Étranger qui nous accueille.
Mais on ne sort pas indemne d’une telle rencontre. Nous savons en effet que l’accueil de l’altérité nous altère toujours. Seulement cette altération n’est pas pour autant une dénaturation, une perte de notre identité profonde. À l’expérience, elle est plutôt une invitation à redécouvrir les Béatitudes de l’Évangile, en particulier la Béatitude de la pauvreté. De fait, la découverte des richesses des autres traditions qui semble au premier abord un enrichissement, est en réalité une expérience d’appauvrissement, car, en trouvant ailleurs tant d’expériences spirituelle que nous pensions la propriété spécifique de notre religion, nous sommes amenés à relativiser sa pertinence absolue. Certains craignent cette relativisation et préfèrent ne pas s’engager plus avant sur une telle voie. Mais, comme le dit saint Bernard, il faut « puiser notre audace dans notre humilité »[6]. Avec l’humilité approfondie de la sorte, nous découvrons que notre tradition a cru devoir ajouter beaucoup de choses à la doctrine de la foi, pour sa défense et son illustration, mais que cela n’est pas indispensable.
D’autres chrétiens, il est vrai, ont tenté de ‘rapatrier’ d’une certaine façon le yoga, le zen ou le vipassana dans leur propre milieu de vie, pour les ‘naturaliser’ dans leur univers chrétien, et ils nous ont proposé un ‘yoga chrétien’, un ‘zen chrétien’ c’est bien c’est légitime. Mais les pionniers dont je parle ont préféré s’expatrier (eux-mêmes) pour tenter une immersion dans le pays d’origine de ces voies spirituelles. Ils se sont donc présentés là-bas sans défense, vulnérables, et leur exode s’est alors révélé comme un exil, car ils se sont retrouvés comme des otages de ceux qui les accueillaient. Ils avaient en effet compris que, pour être vraiment accueillis, il faut être disposé à tout perdre.
Nous aussi, en allant ainsi à la suite du Christ avec un minimum de bagage, comme il le recommande dans son Évangile, nous recevons une nouvelle audace pour sortir à la rencontre de tous nos frères, et nous réalisons que la foi est essentiellement un pèlerinage, une sortie. Certes, la foi est aussi une demeure, bâtie sur le roc, mais nous découvrons que, paradoxalement, sa force lui vient surtout du dynamisme de son mouvement, car elle est plus une quête qu’une possession. Oui, pour devenir de meilleurs croyants, nous sommes appelés aujourd'hui à réapprendre à marcher.
Concrètement, pour contribuer à la réflexion de ce colloque, je voudrais encore dire, en conclusion, que l’évocation du chemin de l’hospitalité, tel que les pionniers l’ont tracé, nous invite à un retournement. C’est le retournement dont parlait Louis Massignon, le retournement de l’hospitalité, et, plus simplement encore, celui auquel le Christ nous appelle dans la parabole du Bon Samaritain. Car, dans la situation où nous sommes, dans notre société mise au défi d’accueillir les étrangers, il nous faut dépasser la seule bienfaisance, la générosité unilatérale. C’est déjà très bien d’offrir l’hospitalité, mais, comme nous l’avons vu, ce n’est encore qu’une des faces de hospitalité ; l’accueil n’est vraiment bon et béni que quand il peut devenir réciproque, grâce à un véritable retournement. Dans la parabole en question, le scribe demandait : « Qui est mon prochain ? » (qui dois-je aider ? mes proches, même l’étranger ?) Mais Jésus lui répond en posant une contre-question : « De qui es-tu le prochain ? ». Il s’agit de nous décentrer, en commençant par dépasser nos propres questionnements moraux ou sociétaux, pour nous mettre du côté de l’homme blessé. C’est lui qui doit être au centre de nos préoccupations. Mais aujourd'hui je crois qu’il nous faut même préciser la question et nous demander : « De qui suis-je l’étranger ? », parce que, même pour des personnes proches, nous réalisons souvent que nous leur sommes aussi extérieurs, et pas toujours capables de bien les comprendre. Comme dit le proverbe : « On est tous l’autre de quelqu’un ». A plus forte raison pour des inconnus que nous rencontrons, pour ces immigrés venus chez nous : nous sommes d’abord des étrangers pour eux, plus ou moins bienveillants. Bref, il s’agit de réaliser concrètement la réciprocité et l’interdépendance dont je parlais au début, la ‘vérité profonde’ qui nous fait agir avec une pleine humanité.
Cependant, pour être réalistes, il nous faut aussi respecter les étapes. Car nous n’avons pas d’emblée la souplesse, la légèreté nécessaire, pour effectuer ce retournement. En effet, nous parlons dans ce colloque d’un ‘exil intérieur’, mais il existe aussi une version dégradée de cet exil. Nous voyons autour de nous des personnes qui vivent un exil qui est une séparation de leur centre vital, de leurs raisons de vivre personnelles. Elles sont simplement ‘à côté de leurs pompes’. C’est une aliénation, une fuite en avant. Or sans intériorité, la sortie vers l’extérieur n’est qu’une errance, et un éventuel retournement n’est plus alors qu’une perte d’identité. Un travail préalable est ici nécessaire.
Une autre parabole vient nous éclairer. À un certain moment, le Fils Prodigue qui avait gaspillé tout son héritage est arrivé au fond de la déchéance. Alors, dit le texte, « il est rentré en lui-même » (On traduit souvent platement : il a réfléchi), et il a pu prendre une décision personnelle. Il n’aurait pas pu dire : « Oui, je me lèverai et je retournerai chez mon père », s’il ne s’était pas d’abord assis pour « rentrer en lui-même » et retrouver son vrai désir.
Je veux encore évoquer un autre texte. En racontant la vie de saint Benoît, saint Grégoire écrit « Il a habité avec lui-même (habitavit secum) pendant trois ans, sous le regard du Témoin céleste »[7]. Ensuite seulement il est sorti de sa grotte de Subiaco, pour enseigner les bergers et fonder des monastères. Nous avons vu que si les pionniers du dialogue intrareligieux ont pu effectuer leur exode avec audace et discernement, c’était grâce à leur engagement spirituel humble et fidèle. Avec tant d’autres témoins ils nous rappellent la nécessité primordiale d’un travail d’intériorisation, si nous voulons que notre ‘sortie’ soit bénéfique et pas seulement une fugue. Il y a un rapport dialectique et même organique à respecter entre un habitare secum et toute vraie sortie vers les autres. Il faudrait pouvoir développer cet aspect de notre recherche ; je voulais au moins le mentionner.
Pour tout à fait conclure, je voudrais encore vous dire en deux mots ce qui me semble constituer notre identité chrétienne. Le philosophe Gabriel Marcel parlait de Homo viator[8], l’homme en marche ; je dirais plus volontiers homo hospes, l’homme hôte. C’est presqu’une tautologie, puisqu’en latin, les mots hospitalitas et humanitas sont équivalents, comme l’atteste la Règle de saint Benoît. Nous ne devrions donc pas craindre de perdre notre identité en accueillant des étrangers, au contraire, puisque notre identité consiste précisément à être des hôtes : des hôtes dans les deux sens du mot : ceux qui accueillent, mais aussi ceux qui se savent, plus fondamentalement encore, accueillis, ou comme le dit Louis Massignon : « Hôtes de l’Étranger ».
Pierre-François de Béthune
[1] Opera Minora. Paris, PUF ; t. III, pp. 586 et 608.
[2] Ib. p. 833.
[3] Shirley Du Boulay. La Grotte du cœur, La vie de Swami Abhishiktânanda Henri Le Saux, Paris, Cerf, 2007.
[4] Henri Le Saux. La montée au fond du cœur Le journal intime du moine chrétien-sannyasi hindou, Paris, O.E.I.L., 1986.
[5] Raimon Panikkar. Le dialogue intrareligieux. Paris, Aubier, 1985, p. 10.
[6] Sumat humilitas audaciam in Quatrième sermon ‘Super missus est’. P.L. 183, col 84 B
[7] Dialogues II
[8] Homo Viator. Paris, Aubier Montaigne, 1947.