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Religions, laïcité et droits humains.

Quelles réalités, quels enjeux et quelle articulation dans la réalité européenne

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°67 (6/2021)

Ces derniers mois ont été notamment marqués par divers débats autour des droits humains, par des conflits autour des libertés individuelles et des choix opérés par plusieurs gouvernements. Je voudrais relier ici ces questions largement répercutées par les médias à d’autres qui sont également au cœur de débats : le projet de loi sur le séparatisme en France et les discussions en Belgique pour inscrire la laïcité dans la Constitution de l’Etat. Même si ces éléments paraissent séparés, ils renvoient à un phénomène commun : les tensions qui ont divisé et traversent nos démocraties occidentales. Nous voici confrontés notamment aux revendications paradoxales de plus de libertés individuelles conjuguées aux souhaits d’un Etat plus clair, plus fort, qui désigne de manière claire les vraies citoyennes, les vrais citoyens…Or les réalités vécues méritent plus que des affrontements à coup de slogans et d’anathèmes successifs.


1.  Au départ de la reconnaissance citoyenne : un désaccord fondateur

Une lecture superficielle de la construction des Droits Humains pourrait trop facilement conclure qu’il s’agit là du prolongement des valeurs évangéliques, ou alors du résultat du « combat des Lumières contre l’obscurantisme religieux ». Au regard des recherches contemporaines, la réalité est plus complexe : elle invite à scruter l’histoire des guerres et des rapports difficiles entre les groupes sociaux, et entre les nations.

Le sociologue et philosophe allemand Axel Honneth étudie depuis plusieurs années les bases possibles d’une réelle reconnaissance de l’altérité de la construction démocratique dans nos sociétés dites avancées[1]. Avec acuité, il met en évidence un désaccord fondateur comme base de la solidarité européenne : après la seconde guerre mondiale, face à la Shoah, l’expression d’un « plus jamais ça »[2] . Il l’exprime de manière très claire : « le préalable à toute tentative pour repenser la cohésion et la solidarité européenne est d’admettre amèrement que notre propre histoire est avant tout une suite de méfaits graves, de crimes atroces et d’atteintes majeures aux normes » (p. 164).

Selon Honneth, il est essentiel pour les Européens de reconnaitre que les idéaux de liberté individuelle, de tolérance, de souveraineté populaire et d’Etat providence ne sont pas nés de l’évolution quasi naturelle des consciences humaines vers un surcroit de rationalité. Ce mouvement radical de reconnaissance d’une histoire commune de violence a été réalisée après 1945 et a notamment été traduit par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme (DUDH). Dans une même ligne de pensée et d’action, des personnalités politiques européennes, pourtant issues de formations politiques différentes et d’Etats si souvent opposés, ont exprimé leur volonté de construire un mode de solidarité qui rende  impossible la barbarie qui a culminé dans le génocide : « la Shoah, planifiée et exécutée par l’Allemagne nazie mais trop longtemps tolérée et permise par certains pays voisins qui n’étaient pas eux-mêmes exempts d’antisémitisme, a représenté un tournant dans l’autocompréhension de l’Europe  qui est de nature à se distinguer de ceux que nous avons connus jusqu’à cette date »[3].

Dans cette histoire, quelle est la place des convictions religieuses et philosophiques ? Doivent-elles purement s’effacer devant une rationalité gestionnaire et régulatrice des rapports organisés dans la Cité ? Allons-nous vers le refoulement pur et simple dans l’espace domestique et intime trop souvent confondus avec l’espace privé ? Plutôt que de cautionner une sorte de déification de la chose publique et de la rationalité procédurale, il parait important d’examiner comment la sortie des guerres de religion, les actes effectifs de décolonisation nécessitent une approche novatrice des tensions et des fondements, des accords et désaccords, qui permettent de créer du commun et de faire vivre la démocratie.

2. Les religions et la laïcité comme systèmes non clos

Le sociologue allemand des religions et de la philosophie sociale, Hans Joas, pose la question forte de la place du sacré et de la religion, en particulier du christianisme, dans la vie sociale.[4] Il questionne à la suite d’Emile Durkheim et de Max Weber l’évolution des religions et remet en question l’idée classique du désenchantement du monde. A partir de la lecture argumentée de l’évolution des idées et des convictions dans la société contemporaine le désenchantement du monde n’apparait pas comme un destin absolu. Selon lui, la compréhension du devenir des religions ne peut être séparée de l’analyse précise des tensions entre le politique et le religieux et, dans le cas particulier du christianisme, il s’agit d’approfondir les tensions entre Etat et Eglises.

C’est dans cet espace de tensions que des individus ont pu peu à peu construire leur liberté mais aussi tracer des contours et poser les bases d’une vie commune. Ces analyses l’amènent à un vibrant plaidoyer en faveur du droit des personnes et au rejet simultané des théocraties et des dictatures laïques. Citons ici ses propos : « Cette sacralisation de la personne exige nécessairement une certaine désacralisation de l’Etat, du souverain, de la nation ou de la communauté. En revanche, elle n’exige pas, contrairement à ce que l’on admet souvent, une sécularisation au sens d’une renonciation à l’idée de Dieu comme source de sacralité. Cette idée peut au contraire servir de contrepoids à la sacralisation du pouvoir politique terrestre »[5].

En d’autres termes, en Europe, les révolutions de 1789 (qu’elles soient à Paris, à Liège et dans d’autres cités) ont désacralisé le pouvoir qui n’est plus de droit divin. Faces aux tentations actuelles de sacraliser le politique, nous voici invités à poser les bases concrètes de l’égalité effective entre personnes de genre, de nationalité et de groupes sociaux différents. A cet égard, l’Europe Occidentale ne peut s’attribuer une valeur sacrée, comme si elle était la seule dépositaire morale des droits de la personne.[6] Qu’en est-il alors de l’universalisme moral qui seul permet de rédiger un droit commun, et non la restauration ou l’établissement de privilèges de certains par rapport à d’autres ! Peut-on combiner l’intérêt collectif et la reconnaissance des individus dans leur singularité sans les englober dans un espace tribal ou clanique ? Ces questions méritent d’être abordées, même si c’est de manière fort brève dans l’espace de cette revue.

3. Les libertés individuelles et les garanties collectives

La DUDH est considérée par un certain nombre de penseurs, en particulier dans les mondes intellectuels de l’Afrique équatoriale, comme une tradition propre à l’Occident et oublieuse des particularités culturelles d’autres peuples. Elle aurait servi et servirait de paravent aux interventions à prétention humanitaire de plusieurs puissances européennes du 19e siècle à nos jours. Tout en prenant acte de ces critiques fondées, déjà, en 2008 dans un article paru dans le Monde Diplomatique, le philosophe François Jullien estimait que l’universalité de la Déclaration était certes objet de contestation, mais n’empêchait pas l’urgence du combat global pour la dignité humaine, quelle que soit la région du monde concernée [7]. La base de ce combat est la règle commune à la majorité des religions et des philosophies que nous appelons « la Règle d’Or » et qui a été plus longuement commentée dans une précédente livraison de cette revue[8].

Près de 2500 avant nous, le penseur chinois Confucius énonçait cette Règle d’Or, ainsi que le rappelait en 2008 le philosophe français des religions Frédéric Lenoir[9]. J’adhère fortement à ses propos : selon lui, s’il est légitime de critiquer les états occidentaux quand ils n’appliquent pas ce qu’ils énoncent comme philosophie de base de leurs actions, il est toutefois pervers de réfuter l’universalité des droits humains au nom de traditions propres à un clan, un peuple, ou à une tradition culturelle et religieuse. L’application des droits humains permet de manière effective « l’émancipation à l’égard du groupe » et elle correspond aux aspirations de chaque personne au respect de son intégrité physique et morale, quelle que soit la région terrestre dans laquelle elle vit. Ces droits sont garantis par la DUDH et, au sein du Conseil de l’Europe, la Cour de Justice de Strasbourg est habilitée à vérifier de quelle manière les Etats signataires de la Convention européenne respectent ou non leurs engagements. Ici également l’on pourrait objecter que les arrêts prononcés n’ont que peu de valeur effective mais ils engagent la réputation des Etats, sans que l’on puisse purement et simplement parler de règles propres à une région du monde : c’est bien sur fond d’universalisme que l’on parle des Droits de l’Homme et non de référence à une seule tradition, religieuse ou séculière.

Dans cette perspective, les droits humains ne sont pas une réalité figée. Le défi principal reste aujourd’hui celui de la manière dont les pratiques démocratiques sont développées au sein des Etats : les droits à l’égalité des femmes et des hommes, hétérosexuels ou LGBT, des minorités culturelles et linguistiques, ne constituent pas de simples ajouts ; ils sont des éléments du développement d’une volonté commune de traitement de toutes et tous en justice et équité. Les références religieuses ne peuvent être agitées ici pour légitimer des pratiques de domination ou d’exclusion. Il ne s’agit pas pour autant de cautionner les propos de groupes rationalistes qui se posent en défenseurs des « vraies valeurs des Lumières » contre l’invocation d’une transcendance divine, considérée comme un simple mode de régression de la pensée ou vestige d’un passé révolu. La référence à la « dignité humaine » de chaque personne constitue un transcendant qui peut être partagé par des personnes et des groupes de convictions différentes comme le rappelait la philosophe Marianne Sluzny dans le numéro de mai du magazine chrétien l’Appel.

La posture adoptée ici ne consiste dès lors pas à renvoyer dos à dos les intégristes catholiques et laïcards. L’enjeu est trop important : il s’agit d’entrer dans une démarche créative de questionnement réciproque et d’approfondissement des accords et désaccords fondateurs. Là où nous sommes, qu’est-ce qui nous relie et est réellement commun ? Qu’est-ce qui nous permet de créer du commun ? Dans cette optique il ne manque pas d’intérêt de rappeler le système de coopération conflictuelle qui a abouti après 1945 à la construction de notre système de sécurité sociale : des représentants du monde patronal et syndical se sont rencontrés à plusieurs reprises. Alors qu’ils défendaient des intérêts divergents, avaient pour une part des convictions opposées, ces personnes avaient en tout cas en commun le refus fondamental du régime nazi qui avait mis nos pays à feu et à sang. Nous avons bien là affaire à un désaccord fondateur et à un discours commun : « plus jamais ça ». Quelle est dès lors la place des espaces convictionnels dans la société globale ?  Je propose de livrer ici certaines pistes, en invitant à un travail critique sur nos propres espaces de sens et dans la perspective de créer un espace commun pour une « vie juste et bonne ».

4. Construction démocratique et espaces de sens

L’articulation entre construction démocratique et communautés de conviction, qu’elles soient religieuses ou laïques, reste un enjeu fondamental pour les années à venir, en particulier quand il est questions du lien entre justice sociale et justice climatique. Cette tâche de réparation et de construction de la terre comme notre « maison commune » est formulée avec insistance par le pape François mais aussi par des penseurs non religieux comme le philosophe Edgar Morin et d’autres personnalités. La philosophe Charlotte Luyckx montre les convergences et les points de discussion entre la pensée exprimée par François dans l’encyclique Laudato Si et la pensée d’une philosophe laïque comme Delphine Batho[10]. La revendication d’une écologie intégrale est portée au sein de conceptions parfois opposées de l’humain et du rapport de l’humain au vivant et, de manière plus vaste, du lien à l’environnement naturel.

Selon Charlotte Luyckx, c’est bien en ce sens que Morin fait l’éloge de la complexité, de ce qui est « tissé ensemble », de la tâche de croiser les différences, de mesurer les enjeux et d’adopter les actes nécessaires. C’est également dans la même direction qu’un philosophe des sciences comme Jean Ladrière parlait de la Vérité comme horizon de sens, et non comme un élément complet d’un système dogmatique particulier, qu’il soit religieux ou laïque[11]. En d’autres termes la réflexion et l’action autour de l’avenir de la planète, la lutte contre les inégalités Nord-Sud, la place faite aux migrants et le développement durable, requièrent un travail commun dans lequel personne ne prétend occuper le centre mais peut puiser dans des références qui permettent d’approcher avec modestie et en vérité l’énigme humaine. C’est la tâche à laquelle s’est attelé le jésuite économiste Gaël Giraud dans ses travaux scientifiques et ses engagements, en particulier à propos du développement intégral et, il y a quelques mois, dans sa thèse de théologie sur laquelle je reviendrai dans la livraison d’automne prochain.

Pour continuer à alimenter le débat, je laisserai la place aux propos d’un de mes maîtres, Paul Ricoeur, il y a 25 ans déjà : « Si les religions doivent survivre il leur faudra renoncer à toute espèce de pouvoir autre que celui d'une parole désarmée : elles devront faire prévaloir la compassion sur la raideur doctrinale ; il leur faudra surtout chercher au fond même de leurs enseignements ce surplus non-dit grâce à quoi chacun peut espérer rejoindre les autres. Car ce n’est pas à l’occasion de superficielles manifestations qui restent des compétitions que les vrais rapprochements se font : c’est en profondeur seulement que les distances se raccourcissent »[12].

L’évolution des réactions face à la pandémie, l’adoption des plans de relance prévus pour la deuxième partie de cette année 2021, et surtout le risque de revenir aux habitudes mises un temps de côté, notamment quand nous observons l’occultation du drame des groupes migrants qui tentent de franchir la Méditerranée, m’amènent à proposer d’autres éléments de réflexion pour la fin de l’été. Il me suffit, pour conclure cet article, de rappeler que les propos de l’encyclique Laudato si doivent être relus en parallèle à ceux qui sont énoncés dans Fratelli tutti. Ils ne sont pas réservés à une sorte de club de bien-pensants : ils invitent à sortir de nos murailles et à affronter les enjeux communs de notre planète, sans oublier que toutes et tous ne s’en sortent pas de la même manière et que l’articulation de la justice sociale et de la justice climatique est un enjeu sur lequel les diverses convictions, religieuses ou séculières sont appelées à se rencontrer de manière constructive, sans se contenter de la rationalité procédurale et de la logique gestionnaire.


Joseph Pirson

Notes :

[1]  Axel Honneth, La reconnaissance. Histoire européenne d’une idée. Paris, NRF, Gallimard 2020

[2]  Idem, Annexe Abolir les injustices, l’emporter sur le crime : retour sur les sources de la solidarité européenne., p ;159-187. Il s’agit du texte de la communication faite par Honneth dans le cadre de l’EHESS (Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales) le 11 juin 2019.

[3]  Id., p.177

[4]  Hans Joas, Les pouvoirs du sacré. Une alternative aux récits du désenchantement. Paris, Seuil, 2020

[5]  Id., p. 327

[6]  Id., p. 330-331

[7]  François Jullien, Le Monde Diplomatique, février 2008, p. 24-25

[8]  Voir le numéro de décembre 2020 de notre bulletin. Nous connaissons à la fois la formule négative « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l’on fasse à toi-même » et positive « Aime ton prochain comme toi-même »

[9]  Frédéric Lenoir, Les droits de l’homme sont-ils universels ? in Le Monde des Religions, septembre-octobre 2008.

[10]  Delphine Batho, Ecologie intégrale. Le manifeste. Paris, 2019, Édition du Rocher. V. Charlotte Luyckx, L’écologie intégrale : relier les approches, intégrer les enjeux, tisser une vision. La Pensée écologique, Paris-Genève, 19 avril 2020

[11]  V. Louis Perron, L’eschatologie de la Raison selon Jean Ladrière. Pour une interprétation du devenir du savoir. Sainte Foy 2019, Presses de l’Université Laval. cit a Charlotte Luyckx, ibidem.

[12]  Paul Ricœur, Propos tenus en 1996 au cours de l’émission « La marche du siècle » et reproduits dans les Cahiers universitaires catholiques, 1996-1997, n° 3 (p. 4 de couverture). Ces mêmes propos ont été reproduits la même année par Françoise Giroud dans Arthur et le bonheur de vivre et par Jean Daniel, en introduction de son livre Dieu est-il fanatique, Paris, Arléa, 1996, p. 9.




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