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Le complotisme, arme lourde

Jean-Marie Culot
Publié dans Bulletin PAVÉS n°72 (9/2022)


Vous vous attendez à ce que soient évoquées, à propos de cette plaie qui ronge nos églises et nos sociétés, à propos de ce corrosif complotisme, les bruyantes homélies de Kyrill, patriarche de Moscou et de toutes les Russies.[1]. Nous y venons, mais si vous le permettez, après un détour auquel nous invite un anniversaire. De 400 ans. Nos anciens des années 1610-1630 se trouvèrent meurtris par une cruelle persécution qui s’alimentait, elle aussi, dans une théorie de complot, concoctée, elle, dans les cercles de la papauté aux environs de 1500. Si le mal (les hérésies, les épidémies, les hivers pourris, la soldatesque, le lait qui tourne) est si répandu dans nos rues, nos étables, nos monastères, c’est que, par permission exceptionnelle de Dieu, pour notre punition et en invitation aux repentirs, le Malin lui-même et ses acolytes ont pu monter sur Terre recruter des complices. Au long du XVIe siècle, tout juriste, tout théologien en vue se devait de sortir son volume sur cette abominable sorcellerie et, nourri aux homélies, chacun au village savait, croyait savoir que dans l’autre rue, une telle, à ce qu’on disait…, que cette autre chevaucherait volontiers le ramon. Les autorités ecclésiastiques, et bientôt Philippe II lui-même et nos archiducs tout aussi ‘catholiques’, vont multiplier de furieuses ordonnances pour traquer, démasquer, réduire en cendres ces nouveaux hérétiques, ces sorciers – et faut-il s’en étonner ? – ces sorcières si nombreuses, nos compagnes, influençables, fourbes et impudiques comme l’on sait, qui se retrouvent en soirées orgiaques pour conspirer contre la chrétienté.

Déroulons l’ordonnance[2] que signe en son palais le 30 décembre 1608, à 56 ans et à 4 ans de sa mort, un Ernest de Bavière exaspéré, frère de Kyrill en Jésus-Christ, confrère en épiscopat, entre autres archevêque de Cologne et prince-évêque de Liège. Notons, en ouverture, la double justification, religieuse et politique, de son ordonnance : « Comme, à notre regret, nous appercevons noz pays de Liège se remplir de sorciers er sorcieres, l’extirpation desquelz est non seulement ung sacrifice tresagréable à dieu, mais ung point de nécessité pour la conservation des créatures tant raisonnables comme irraisonnables. Et néanmoins… ».  Et néanmoins, les enquêtes traînent, les procès tardent, la vermine prolifère. Tombent six directives, dont : « Scavoir que les procès que l’on fera touchant les sorciers et sorcières seront sommaires et au plus breff que faire se poura. Que tous nos officiers et justiciers debvront vacquer tant au matin comme après dîner… » Et autres coups de fouet : « comme les plus ordinairement les dicts sorciers et sorcieres sont gens pauvres et misérables », il faudra procéder à des saisies, mettre les communautés à contribution, rogner sur les rétributions des messagers, les tarifs des bourreaux, etc. Il l’avait annoncé dans une ordonnance antérieure : Il faut « procéder fort froidement … Extirper une vermine si pernicieuse. » Manifestement, un complot, satanique qui plus est, cela terrifie, même un haut prince des plus éminents. Fait perdre le sens de la mesure, de la justice. Perdre raison. Permet cependant à l’État et à l’Église de resserrer leur emprise sur les fidèles et les administrés.

Venons-en à Kyrill, tout autant archevêque, mais laissant la fonction de prince à son proche, l’autre Vladimir, pratiquant tout autant le complotisme, perdant tout autant raison et mesure. Passons sur cette déclaration que la présidence de Poutine est un ‘miracle’, mais relevons cette autre, gravement inquiétante : « La Russie ne conduit pas en Ukraine un combat physique mais métaphysique contre les forces du Mal. » (6 mars 2022). Dans son homélie pascale, il aura sommé ses fidèles de choisir « entre le Bien et le Mal » (notons que le Malin n’est pas loin). Pas moins ! Et tout un chacun, abreuvé de la rengaine de Poutine quant au complot de l’Otan contre la Russie, aura compris qu’il est sommé de choisir entre un Occident impie, immoral et comploteur et la pieuse et sainte Russie.

Et donc ?

a – La théorie du complot est bel et bien une arme redoutable, tueuse, puissante machine pour justifier et exaspérer la méfiance, la haine, l’impatience à éliminer les comploteurs : ainsi les autorités laïques et religieuses des lendemains de la Renaissance contre les sorciers, le nazisme contre la juiverie internationale, les Hutus contre les Tutsis, les Français gaulois contre le ‘Remplacement’, telles firmes pharma contre les vaccinés, aujourd’hui l’Otan contre l’empire slave, l’Occident dépravé contre la Russie fidèle. Tant de malheurs, tant de morts ! Puissance affolante et toujours disponible de cette théorie, si commode à formuler. Le complotisme, arme lourde !

b – La théologie peut le meilleur, mais aussi, à l’évidence, le pire. Qu’y faire ? Existerait-il d’ailleurs des critères pour discerner la ‘bonne’ théologie ? Chacun, chaque groupe, chaque sensibilité n’aurait-il pas les siens ? La bonne théologie serait-elle celle qui me plaît, qui nous plaît ?

c- Les promoteurs d’une théorie du complot sont lourdement coupables de l’obscurcissement des esprits et de la multiplication des victimes[3]. Combien de bûchers supplémentaires pour une impatience d’Ernest de Bavière ? Une homélie pascale devant une iconostase moscovite aura attisé la peur, la méfiance, la haine dans le cœur de millions de ‘fidèles’ dont plusieurs, assurés de se trouver du côté du Bien, partiront tuer ou se faire tuer. La gluante Peur de l’Autre ! Quelle responsabilité !

d – Et nous, que pouvons-nous faire ? Trop tard pour demander audience à la place Saint-Lambert ou à l’abbaye de Saint-Hubert. Mais tout de même, rendre justice enfin, aux victimes de cette persécution que, soucieux d’offrir un sacrifice agréable à son Dieu, Ernest de Bavière a avivée ; restituer l’honneur de leurs familles et de leurs descendants ; susciter des réhabilitations… à l’exem-ple des autorités communales de Nieuport et de nombreuses villes allemandes, des gouvernements de l’Écosse et de la Catalogne. Gestes de fraternité et de justice par-delà les siècles. Et pédagogie quant aux méfaits du complotisme.

Par contre, il n’est pas trop tard, il est même urgent de répondre à Sa Sainteté en tiare et de neutraliser sa théorie complotiste qui, par millions, aujourd’hui même, pollue les esprits jusqu’au fond de l’Altaï. Le plus simple serait de s’offusquer, de ridiculiser : la Gay Pride, à l’entendre, serait l’événement le plus représentatif de l’Occident ! Plus utile serait de comprendre, de démonter les mécanismes mentaux et affectifs en œuvre, comme le firent pour les Mengele, Barbie et Eichmann, des survivants de la Shoah. Comment ‘cela’ est-il possible, pensable ? Démonter le mécanisme du complot, ses ressorts dans les esprits, puis diffuser, partager.

E – Et une tâche parallèle pour nous, chrétiens. S’il nous est spontané et sans doute satisfaisant de ‘dire’ la paix, il est tout aussi nécessaire de ‘dire’ la guerre, même dans l’inconfort, d’analyser et de juger telle guerre, de ne pas se satisfaire des stéréotypes. D’aussi se positionner sur l’aide, humanitaire mais aussi militaire.

Bon travail ! Pour un autre visage de nos églises et de nos sociétés !



Jean-Marie Culot (Hors-les-murs)

Notes :

[1] Vladimir Mikhaïlovitch Goundiaïev, 76 ans, ancien membre du KGB, proche du président russe Vladimir Poutine.

[2] Voir Jean-Pierre Delville, Entre fanatisme et tolérance : les mandements d’Ernest de Bavière, évêque de Liège, contre la sorcellerie (1598-1608), article destiné au Bulletin de la Société d’art et d’histoire du diocèse de Liège, 2012.

[3] Dans la seule Terre liégeoise de Saint-Hubert, de 1610 à 1630, le seigneur-abbé a multiplié les enquêtes qui ont abouti à des procès abscons (inculpations fondées sur des considérations théologiques) et cruels (aveux obtenus par la torture), au bannissement de cinq femmes et, par noyade, pendaison ou le plus communément étranglement sur le bûcher, à l’exécution de sept hommes et de dix-neuf femmes. -  Á Cologne où Ernest de Bavière disposait d’une administration ecclésiastique à sa dévotion et non laïque comme à Liège, on a dénombré 2200 exécutions pour sorcellerie, un habitant sur cent. - Dans les terres européennes des Habsbourg, en schématisant : 200 000 enquêtes, 100 000 procès, 50 000 exécutions.




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