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‘Pèlerin’ versus ‘Nomade’

Michael Singleton
Publié dans Bulletin PAVÉS n°72 (9/2022)


Un anthropologue a beau ne pas être en permanence sur son terrain au loin dans la Mongolie Extérieure ou la Basse Patagonie, de retour chez lui il reste à l’affut du moindre indice de la logique humaine. C’est ainsi que le pèlerinage fait récemment à Saint-Jacques de Compostelle par une très chère connaissance nel mezzo del camin della sua vita, m’a donné à penser non pas tant sur ce cas concret mais sur le contraste conceptuel entre deux sortes de voyageurs de l’extrême : le Pèlerin et le Nomade. Il s’agit d’une abstraction analytique. Néanmoins, entre l’idéaltype conçu par l’anthropologue et l’idéal vécu par certains peuples et personnes, il y a un pas qui parfois a été allègrement franchi. 

Le Pèlerin

Si l’Église (catholique surtout) n’impose plus le pèlerinage comme pénitence, elle le propose aujourd’hui dans l’espoir de voir le pèlerin rentrer dans sa paroisse d’origine ayant, sinon retrouvé la Foi perdue, du moins l’avoir fortifiée. Comme n’importe quel autre paradigme, une Foi figée fait figure et fonctionne comme une cause perdue d’avance à cause des inéluctables avancées de l’anthropogénèse vers le tout autre du radicalement inédit. À l’insu souvent des plus concernés qui ne jurent que par une éclosion du Même en continu, ces irréductibles discontinuités peuvent avoir lieu au sein d’une tradition nominalement identique. Si, comme Mahomet, Jésus avait échappé aux autorités qui lui en voulaient à mort, il aurait peut-être fondé une nouvelle religion. Mais de fait, il n’était pas responsable pour la naissance d’un foisonnement sectaire dit « chrétien » et encore moins pour sa récupération et réduction par Constantin comme église de l’empire romain.

Puisqu’avant que le Progrès ne devienne la règle, la plupart des peuples, des plus « primitifs » aux plus « civilisés », vivaient le Présent comme devant au mieux reprendre la lettre d’un Passé aussi primordial que parfait, il n’y a rien d’étonnant dans le fait que le Magistère (aussi bien protestant que catholique) ait vu la Foi comme un Dépôt clôturé une fois pour toutes vers l’an 100, devant rester identique à lui-même, sans changement de fond, jusqu’à la Fin des Temps – depositum fidei, semper idem, ne varietur. C’est dire que le pèlerin d’antan ne partait pas à l’aventure. Le terminus a quo et le terminus ad quem étant en principe identiques, une pérégrination catholique ne pouvait être qu’un aller/retour « gratuit » entre essentiellement la même identité idéologique et institutionnelle. Un pèlerin ne partait pas en pensant qu’en fin de parcours il pouvait se retrouver tout autrement dans un ailleurs ignoré au départ. Jusqu’il y a peu, s’il était Catholique, il se devait tout au plus d’approfondir sa foi dans un Dieu plus scolastique que biblique et dans une immortalité de l’âme plus gréco-latine que judéo-chrétienne et, renouvelé, renouer avec la pratique traditionnelle des sacrements ou le respect inconditionnel de la morale romaine.

Si je ne me trompe, pas mal des pèlerins postmodernes, même en route pour un sanctuaire catholique comme Saint-Jacques de Compostelle, cherchent tout autre chose. C’est pourquoi, avant qu’ils ne disparaissent à tout jamais dans un décor dépassé, il est intéressant de repenser brièvement à l’imaginaire, chronologique et cosmologique, qui animait autrefois les pèlerins. A l’instar de la douloureuse traversée de cette Vallée de Larmes dont il représentait un raccourci symbolique, le pèlerinage devait être un pénible pis-aller et non pas une partie de plaisir. Le pèlerin était forcément un sédentaire qui se mettait en marche. Paysan ou citadin, s’il commençait à voyager léger ce n’était que provisoirement et par la force des choses. A l’instar du touriste, il n’avait aucune intention de renoncer à un domicile fixe. En attendant d’être définitivement logé à demeure dans la Cité céleste projetée par un citoyen romain, Saint Augustin, le pèlerin reprenait racine dans sa paroisse d’origine. Rien de plus immobilisant que l’imaginaire du sédentaire. Pérégriner était l’exception à la règle de stabilité, sociale aussi bien que spatiale, religieuse et rationnelle, exigée par l’Église et l’État. Puisqu’idéalement on n’aurait jamais dû le quitter, le retour définitif au Paradis répondait à un nunc stans, à une immobilisation aussi personnelle que perpétuelle, face à un Primum Movens Immobile. N’ayant jamais bougé d’un millipoil de toute sa vie éternelle, le mot d’ordre du Sédentaire Suprême au petit reste qu’Il avait sauvé était qu’« Ici, on ne bouge plus ! ». Si le « Pilgrim » de l’illustre « roadmap » de Bunyan (1678) progressait, c’était dans un sens unique : celui du passage du Temps à l’Éternité (un saut que des siècles plus tard, Teilhard de Chardin allait identifier à l’issue incarnée par le seuil critique du point Omega). En attendant d’arriver au Ciel, les « Pilgrim Fathers » croyaient l’avoir trouvé en Terre américaine – quitte à génocider les indigènes, indignes d’y trainer à ne rien faire. De nos jours, à l’instar de Lot et des siens abandonnant Sodome à son triste sort, José Bové et d’autres pèlerins altermondialistes, ayant fait tomber les murs de Davos comme ceux de Jéricho, se voient en route pour l’Eldorado indépassable de Porto Alegre – d’où leur incompréhension indignée quand, en nomade incorrigible, on leur demande « on va où après ? ». Un pèlerin ne se mettrait pas en route sans savoir où il voulait en venir – même si à son arrivée (post coitum…), comme à Lourdes, les marchands du temple transforment son rêve d’apothéose sublime en cauchemar commercial. Au pèlerin carne y hueso répondent les philosophes pour qui l’homme ne peut ni naître ni être si ce n’est comme pèlerin. Depuis Platon jusqu’à Blondel et Maréchal en passant par Augustin (cor inquietum…), l’homme se doit absolument d’aboutir à l’Absolu lui-même.

Le Nomade  

Il faut avoir vécu en nomade avec des nomades comme de 1969 à 1973 je l’ai fait avec les WaKonongo de la Tanzanie profonde, pour se rendre compte que parcourir n’a pas besoin d’autre sens que lui-même. Depuis des temps immémoriaux ils s’étaient trouvés tout simplement en route, venant de et allant vers nulle part en particulier. Année après année, cultivant sur brûlis, ils se contentaient de cheminer, sans plus. Répondant à des questions (les miennes) qu’ils n’avaient jamais senti d’eux-mêmes le besoin de se poser, ils ne se souvenaient pas exactement de leur point de départ, n’avaient éprouvé aucune nostalgie pour les étapes parcourues et se souciaient encore moins de savoir de quoi l’avenir serait fait… pour la simple et bonne raison que le Passé avait été et le Futur ne pouvait être que le Même du Présent. Pas de mythe de Création grandiose ni d’Apothéose apocalyptique : rien qu’un parcours sans Commencement ni Fin, balisé par des passages amplement satisfaisants dans le Présent. Le sort des morts, n’étant ni mieux ni pire ni ailleurs que celui des vivants, les WaKonongo n’y pensaient guère. Les WaKonongo avaient, non pas le temps d’un pèlerinage, mais toujours voyagé aussi légers métaphysiquement que matériellement. Ils progressaient mais sans aucune idée de ce Progrès qui fait penser à certains que l’Homme finira non seulement par tout savoir mais tout plier à son bon vouloir.

Si leur vie ne se déroulait pas toujours comme un long fleuve tranquille, la métaphore est particulièrement éloquente. Les explorateurs, à la recherche des sources ou des embouchures du Congo ou du Niger, s’étonnaient souvent que les riverains qu’ils croisaient ne donnaient pas le même nom à ces majestueux cours d’eau. C’est tout simplement que les indigènes n’avaient pas d’autre intérêt vital que de se contenter du flot à leur portée. Ils auraient fait remarquer à Héraclite que son pied et non seulement le fleuve dans lequel il le mettait n’était jamais identiquement le même d’instant en instant. Habitués à voir la crue balayer régulièrement leurs champs, ils auraient sympathisé spontanément avec ceux qui voient que les hommes ont beau vouloir figer les flous du Flux en idéologies et institutions, que le Flot finit toujours, tôt ou tard, par tout emporter. C’est la conscience que l’Autre remplace en permanence le Même qui distingue le nouveau nomade de l’ancien. Que ce remplacement ne soit pas toujours perceptible ou en profondeur, peu importe quand de fait le surgissement incessant de l’Inédit rend impossible un aller de l’avant d’identique en identique, quand si, éternellement, recommencement des parties et de leur Tout il y a, les mondes qui se succèdent sans fin seront toujours indéfiniment nouveaux.

C’est dire, pour finir, qu’il y a toute raison de croire que le nomade et non pas le pèlerin a la plausibilité, aussi bien philosophique que phénoménologique, pour lui. Le pèlerinage a lieu sur fond et en fonction de ce substantialisme cher au sédentaire sur Terre comme au Ciel, qu’il stabilise sous forme de doctrines définitives (dogmes révélés ou vérités rationnelles) et d’organisations décisives (monarchie ecclésiastique et démocratie républicaine). Le nomade postmoderne, nominaliste dans l’âme, sait que les singularités situées qui font figure et fonction pour lui et les siens comme des allants de soi et des acquis certains, ne sont pas du tout les mêmes que leurs « équivalents » d’hier et seront encore moins identiques à leurs successeurs inédits qui s’annoncent pour demain.

L’imitation du Christ étant exclue (le problème primordial, n’en déplaise à Anselme, n’est pas théologique mais anthropologique : pourquoi l’Homme se prend-t-il pour Dieu ‘Cur Homo Deus ?’ et non le contraire) il reste à savoir qui des deux, du nomade ou du pèlerin, suit Jésus au plus près. Si on tient à la lettre des évangiles, malgré sa conversion de courte durée à la vie nomade, l’homme de Nazareth se voyait en pèlerin de la Jérusalem nouvelle – plus spirituellement céleste que le Club Med millénaire que pas mal des premiers chrétiens escomptaient. Néanmoins, si on tient compte du fait que son Église et son État l’ont crucifié parce que la Bonne Nouvelle qu’il incarnait leur paraissait (de leur point de vue, à raison) tout ce qu’il y avait de plus mauvais pour l’ordre qu’ils imaginaient que Dieu et le Destin avaient établi pour toujours, l’esprit de Jésus fut foncièrement nomade. C’est pourquoi nomadisant avec mes WaKonongo nomades, j’ai évité de les encombrer avec tout le fourbi scolastique et sacramental imposé au paroissien sédentaire que seul un pèlerinage soulage pour un temps, préférant chercher, chemin faisant, à les libérer des coûts cachés des vitesses acquises depuis des temps ancestraux mais qui, comme la sorcellerie ou la possession, freinaient leur progression dans un monde plus mouvementé que mouvant.

Continuer à être pèlerin ou devenir nomade est la question évangélique qu’un chrétien doit désormais se poser.


Michael Singleton


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