Patriarcat, cléricalisme et vulnérabilité
Paola Cavallari
Publié dans HLM n°169 (9/2022)
1. Renversement
On dit que les femmes sont beaucoup plus vulnérables que les hommes : raison pour laquelle on nourrit la conviction que le rôle de l’homme est de nous protéger – ce qui sauve son image de toute forme d’assujettissement ou de violence ; évidemment le stéréotype de la faiblesse de la femme implique et dessine, en contrepoint, la dépréciation, la prévention, des barrières qui empêchent le passage de la sphère privée à l’espace public.
Comprendre la vulnérabilité dans cette perspective ne peut que nuire et offenser les femmes et toutes les personnes qui n’ont pas été incluses dans le paradigme dominant du sujet, l’être qui s’est compris dans la sphère de la Transcendance, qui a gouverné la polis et le logos, qui a négocié le Contrat Social, jouissant du statut de détenteur de la Rationalité, de l’Autosuffisance et du Libre Arbitre, dans le cadre d’une démocratie exclusive.[1]
Nous devons opérer un renversement et récupérer la vulnérabilité : y entrer et l’habiter comme une attitude naturelle, en adoptant une perspective "de la marge", c'est-à-dire un regard qui sache se décentrer et se désidentifier de la pensée hégémonique. Il s’agit de renverser la représentation de la perte, du manque, d’un déficit de la valeur/santé/intégrité de la personne. Et de comprendre que cette herméneutique s’inscrit dans une matrice patriarcale.
2. L’encyclique Fratelli Tutti ?
Le système "Église" porte-t-il la responsabilité de nourrir et de renforcer tout cela ?
Dans les discours, le magistère et la structure ecclésiologique – dont la direction est exclusivement masculine – on prend parti pour la défense des victimes, des derniers : on les loue comme dépositaires de l’Évangile et on en fait des idoles. En réalité, le leadership ecclésial ne vit pas l’expérience des "derniers", et encore moins des "dernières" que sont les femmes. Des sources historiques (J.S. Mill, The Subjection of Women, par exemple) nous disent que même le plus paria des parias avait encore une femme "en-dessous" de lui avec qui il pouvait se venger des frustrations qu’il subissait et évacuer ses mauvais instincts d’agressivité. Même lorsque l’homme était pauvre et misérable, il pouvait exercer son privilège de masculinité sur sa femme.
C’est encore le cas aujourd’hui.
La doctrine de l’Église a entériné la perspective selon laquelle le Sujet, pour son propre Soi, fuit la condition de vulnérable, contingente ou non : il est un sujet actif, les faibles/vulnérables/passifs, ce sont les autres ; actif dans la miséricorde, certes, mais actif néanmoins. Les catégories d’actif et de passif, comme celles de fort et de faible, ne sont pas neutres, mais étroitement liées au masculin et au féminin.
Les dernières encycliques se nourrissent également de cette perspective. Dans Fratelli tutti, l’appel à l’amitié sociale est la sève du texte. Je demande : quel type de culture, quelles structures de péché déstabilisent l’amitié sociale ? Quel genre humain (c’est-à-dire les hommes ou les femmes ?) est en fait l’architecte d’une culture de l’injustice ? Dans l’encyclique, la question du genre reste obscure. Il n’est pas dit non plus que la désintégration de la fraternité (la sororité n’est pas mentionnée) s’enracine dans une économie de valeurs symboliques sexuées et dans une histoire où les subjectivités féminines et masculines n’ont pas exercé leurs pouvoirs de manière égale, ni ne sont imputables aux mêmes responsabilités. C’est donc la subjectivité masculine qui a été matérialisée par des valeurs telles que l’honneur, la compétition, la supériorité, la virilité et l’horreur de la vulnérabilité.
Ce qui reste largement absent, c’est une vision de l’être humain qui, à l’invitation du Nouveau Testament ("Quand je suis faible, c’est alors que je suis fort", 2 Cor 12,10), intègre sa propre fragilité et sa vulnérabilité. C’est à sa propre faiblesse que l’on se soustrait, car ce qui domine concerne les autres ("se savoir responsable de la fragilité des autres", 115). Ma vulnérabilité, elle, est un défaut à éliminer, une faille dont il faut se défendre : "il est possible de la dominer avec l’aide de Dieu" (166), y est-il dit.
Le Samaritain, figure exemplaire de celui qui prend soin de manière désintéressée, assume, dans les implications doctrinales ultérieures, une métamorphose : celui qui prend soin reste empêtré, confondu avec une figure d’autorité ineffaçable, qui ne montre jamais de failles, d’imperfection, de faiblesses, de fêlures. Et la figure du prêtre, devenu alter Christus, est capturée dans le fétichisme de celui qui représente le Christ, saint, sans tache, sans peur, sans défaut.[2]
3. Une autre vulnérabilité
Lors de la IVe Table Ronde Interreligieuse "Foi et féminismes en Italie : la prophétie des femmes, transcendance et expérience à l’horizon d’une foi incarnée", organisée par l’Observatoire interreligieux sur la violence à l’égard des femmes (OIVD) en collaboration avec le Fscire, à Bologne le 2 décembre 2021, j’ai présenté la vulnérabilité comme une prémisse pour l’exercice de la prophétie.
« La vulnérabilité dont je parle – c’est ce que j’ai observé – n’est pas liée à une quelconque vocation à l’oblation, au "sacrifice". Dans les codes masculins, elle est configurée avec un visage inquiétant, qui confine aux sinistres fantasmes de l’impuissance. Dans cette culture, c’est une figure détestée ; dans les rares cas où sa valeur est reconnue, on n’assume presque jamais dans l’habitus masculin les responsabilités historiques, religieuses et politiques qui l’ont produite, dénigrée ou moquée... Le champ herméneutique de la vulnérabilité auquel je fais référence ne concerne pas l’être victime de coercitions, d’humiliations, de harcèlement ; ou l’affliction – morale, physique et symbolique – qui accable celles qui sont enfermées, écrasées, manipulées... Il me tient à cœur, en effet, de relever ce que les femmes ont façonné dans la révolution féministe : l’assomption consciente du corps, des sentiments, des expériences, de la sexualité, lieux constitutifs d’une politique sexuelle.
Le mouvement des femmes a bouleversé l’ordre des catégories et ses polarités : le Corps, la Passivité, les Sentiments, la Matière ont été libérés des chaines de la dévalorisation et ne sont plus représentés comme l’opposé – et le subordonné – de l’Âme, de la Raison, de l’Activité, de l’Esprit. »[3]
De plus en plus, dans mes recherches sur l’univers de la violence, je rencontre une résistance, ou peut-être plutôt un retrait, à la compréhension de la vulnérabilité comme constitutive de la condition humaine, partie intégrante de l’ontologie de l’existence. On se méprend sur l’étroite parenté qui englobe la vulnérabilité et l’ouverture au devenir, au mouvement de la vie, au fait de savoir s’exposer, à l’avènement de la grâce de la Rencontre.
J’ai été heureuse de trouver l’orientation de mon discours dans les intéressants articles du théologien chilien Samuel Fernández, Abus du pouvoir spirituel et culpabilité des victimes[4] et de la théologienne allemande Ute Leimgruber, Vulnérabilité de la pastorale[5]. Les deux textes ont de nombreuses implications thématiques, auxquelles je ne peux que renvoyer.[6]
Selon ces auteurs, la théologie dominante a entériné la conception selon laquelle la pastorale a adopté la perspective de la vulnérabilité dans un horizon de passivité, de dépendance d’une personne à disposition, qui peut être poussée à des scénarios sadomasochistes. Cela a contribué [et n'est pas la seule cause] au fait que divers agents pastoraux pouvaient alors abusivement traduire – et exploiter – la relation de soin comme une occasion de jouissance narcissique pour soi-même (pas forcément sexuelle) et de manipulation pour l’autre.
4. Pouvoir kyriarcal
Le système ecclésial (le vaste ensemble indéfini auquel appartiennent l’institution ecclésiale, les congrégations et les divers mouvements ecclésiaux) repose sur une symbolique structurale : le mélange du patriarcat et de la sacralisation des ministères ordonnés, mélange explosif qui s’inscrit dans ce qu’E. Schüssler Fiorenza a défini comme le "pouvoir kyriarcal".[7]
La sacralisation du ministère ordonné confère une différence ontologique aux sujets qui en font partie (ce n’est par hasard qu’ils sont masculins et célibataires). Il ne faut pas non plus sous-estimer le fait que le régime sacerdotal est lié au régime sacrificiel, dont je ne peux pas détailler la nature ici. Les différents responsables ou dirigeants des mouvements ecclésiaux sont des duplicatas du même modèle, ils agissent donc eux aussi au nom d’un principe sacré absolu, dans une aura de surnaturel. La demande d’accompa-gnement de ceux qui s’adressent à eux se prête à être lue comme la voie principale vers l’exercice de l’assujettissement. La vulnérabilité est le terme utilisé par Ute Leimgruber pour définir la propension – structurelle et non contingente – à l'abus spirituel qui se manifeste dans de telles relations pastorales, relations asymétriques et de pouvoir, en soulignant comment c’est la structure même du système qui fournit sur un plateau d’argent l’occasion d’un abus spirituel et de conscience.
5. En résumé
A. Dans la culture dominante et celle de l’Église, la représentation de la vulnérabilité élude la dimension de l’humain que nous sommes, de l’ouverture à l’autre qu’elle révèle ; au contraire, elle est plutôt enfermée dans les catégories actif/passif – sujet/objet, - fort/faible (où actif/sujet/fort sont des attributs du mâle) ; c’est ainsi que le système de la culture patriarcale est consolidé et perpétué.
B. L’abus dans les contextes cléricaux éclipse le plus souvent un élément déterminant ; l'environnement dans lequel il se produit est marqué non seulement par une structure hiérarchique, mais aussi par l’aura sacrée dont jouit le guide spirituel. "Face au pouvoir sacré, la résistance instinctive cède", observe Ute Leimgruber. Il va sans dire que le sacré a ici la figure et le visage d’un dieu souverain absolu, autoritaire et punitif, un dieu que les théologies féministes ont décrypté comme un dieu de l’imagerie patriarcale.
Deux nœuds (A et B) qui se croisent et fusionnent en une seule racine et un seul champ gravitationnel : la domination masculine.
Paola Cavallari - Italie)
Source : Adista Segni Nuovi n° 21 du 11 juin 2022
https://www.adista.it/articolo/68168
Traduction : P. Collet
[1] L'expression « démocratie exclusive » vient de la philosophe Geneviève Fraisse.
[2] J.S. Mill En fait, les empêchements à l'exercice du ministère ordonné dans l'Église catholique ont suivi pendant des siècles la loi juive [quiconque, bien qu'appartenant à la tribu de Lévi, avait un défaut physique, ne pouvait pas s’approcher pour offrir des sacrifices, cf. Lv 21,16-23]. Or, dans le catholicisme, ce n'est plus le cas, mais combien de prêtres handicapés connaissons-nous en Italie ?
[3] Extrait de Per una coscienza della forza debole della profezia, atti del convegno “Fedi e femminismi in Italia : la profezia delle donne, trascendenza ed esperienza nell’orizzonte di una fede incarnata, à paraître prochainement.
[4] https://www.adista.it/articolo/68050
[5] https://www.adista.it/articolo/67792
[6] La revue Adista, et la directrice Ludovica Eugenio en particulier, ont offert une documentation extrêmement précieuse à ce sujet ; en plus des deux articles cités ici, je retiens le remarquable article de Doris Reisinger, Abus sexuel du clergé et grossesse : la première étude académique https://www.adista.it/articolo/67633
[7] Voir p. ex. L’Ecclèsia des femmes selon Élisabeth Schüssler Fiorenza : https://www.lautreparole.org/lekklesia-des-femmes-selon-elisabeth-schussler-fiorenza/ (NDT)
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