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La vie spirituelle au XXIe siècle :

autonomie des sujets et attitude critique face à la modernité

Joseph Pirson
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Aucun discours analytique n’est neutre. Joseph Pirson, sociologue et philosophe, s’exprime à partir d’une tradition qui est celle de la modernité critique, de l’héritage occidental de la fin du XVIIIe siècle. Sa génération est celle des anciens qui, jeunes, ont connu les bouleversements de 1968. Il s’est également nourri des courants qui ont marqué, dans l’Église catholique, l’après Concile Vatican II[i].


Avec Monique, mon épouse, nous partageons les mêmes valeurs et le même souci d’enracinement évangélique dans la société globalisée qui est la nôtre. Nous le partageons avec d’autres et, par ailleurs, dans nos propres familles, nous sommes placés face à différentes attitudes qui ne participent plus d’un partage des mêmes rites, gestes et attitudes dans le sens donné à la vie. Ce propos me paraissait important avant d’aborder des éléments d’analyse sociologique et de réflexion philosophique sur la place des spiritualités dans la société contemporaine.

L’affirmation de l’autonomie des personnes et la crise de la modernité occidentale

Nos sociétés occidentales sont passées progressivement, en moins d’un siècle, d’une prégnance de la religion chrétienne, catholique en particulier, à un estompement de celle-ci dans l’organisation de la vie sociale. Cette mutation a connu une accélération à partir des années 1970. La perte de place du christianisme dans la vie sociale ne signifie pas pour autant l’ère du vide dénoncée par Gilles Lipovetski[ii]. Certes, la société contemporaine occidentale est marquée par un effritement des institutions qui, jusque dans les années 1960, composaient le paysage structurant de la vie quotidienne (de l’univers familial à la citoyenneté globale en passant par l’école, les groupes traditionnels d’appartenance convictionnelle). Le sociologue anglais d’origine polonaise, Zygmunt Bauman, a, de son côté, remis en question ce qu’il nomme la « modernité liquide » : celle-ci n’attribue « la qualité de permanence qu’à l’état d’éphémère[iii]. » Cela signifie que l’humain est réduit, selon lui, à des dimensions de production et de consommation, comme l’ont également souligné plusieurs membres de l’École de Francfort[iv].

L’affirmation de l’autonomie des personnes et l’apparition de références spirituelles multiples apparaît, dans ce cadre, comme un des corollaires de la disparition des liens traditionnels. Alors que les débuts de la société industrielle avaient été marqués par la permanence des appartenances à un groupe précis, une classe, une caste, la société actuelle connaît une crise du lien social, de la représentation démocratique, outre l’ensemble des difficultés vécues par les personnes et les groupes qui sont déjà en situation de pauvreté et plongent dans une situation complète de précarité.

La dilution des liens sociaux n’est toutefois pas la conséquence de l’affirmation de l’autonomie personnelle ni de l’abandon des appartenances religieuses traditionnelles : il est essentiel de ne pas confondre causes et effets. L’évolution de la société occidentale a conduit progressivement à l’effritement progressif, puis à l’effondrement des références institutionnelles qui façonnaient auparavant l’appartenance à un groupe social, à une « communauté ». Certes, nous observons aujourd’hui plusieurs essais de reconstruction des structures identitaires : ces tentatives se réfèrent toutefois à un passé idéalisé, notamment dans l’instrumentalisation du fait religieux par des pouvoirs politiques (Poutine, Orban, Meloni et Zemmour pour ne citer que ces exemples).

Il est dès lors nécessaire d’opérer un ensemble de précisions, notamment par rapport à ce qui fonde l’appartenance à un collectif et l’inscription dans des territoires, ce que nous pouvons qualifier d’identité ouverte. La recomposition du lien social est une tâche impérative pour le devenir de nos sociétés. Par ailleurs, l’urgence de cette reconstruction ne s’oppose pas à la recherche de sens ni au souci de ressourcement, au-delà des modes consommatoires. Anne, jeune mère de deux enfants l’énonce sans ambages : « je ne peux plus m’abriter derrière ce que j’ai appris de mes parents qui ont pris distance avec les institutions religieuses que j’ai connues dans mon enfance, mais je me demande ce que je peux transmettre à mes propres enfants en termes de valeurs spirituelles qui puissent les aider à prendre vraiment leur place demain sans être le jouet des modes… »

Le « bricolage des croyances » énoncé par Danièle Hervieu-Léger, la grande sociologue française du fait religieux, est en effet un élément d’analyse descriptive et non une critique morale des conduites individuelles : il s’agit de comprendre la manière dont, dans notre contexte occidental, des personnes et des groupes se réapproprient des références qui permettent de « faire sens ». Cela se traduit de différentes manières : à travers la redécouverte d’espaces de silence, la contemplation de paysages, l’écoute de musique douce, des temps de solitude qui contrastent avec les expériences vécues de rythme trépidant dans la vie professionnelle, ou d’évasion dans un ensemble de modes de consommation.

Cette évolution amène notamment à prendre en compte deux questions : celle de la critique de la modernité et celle de la fragmentation de l’expérience de la vie sociale au XXIe siècle.

 

Un élément commun : la critique de la raison instrumentale

Dans le cadre critique de la modernité occidentale depuis le XVIIIe siècle, les religions officielles et la vie spirituelle de manière plus générale, ont longtemps été considérées comme des attitudes infantiles et des repères illusoires : en partant des approches des scientifiques positivistes du début du XIXe siècle pour aboutir aux critiques radicales de Marx, Nietzsche et Freud, que l’on appelait souvent les « maîtres du soupçon » le discrédit a été jeté sur les références à une ou des transcendances religieuses. Or, de manière paradoxale, cet univers de pensée des deux siècles derniers a conduit à une sacralisation progressive d’un certain usage de la raison, qui se trouve souvent réduite à sa dimension instrumentale et stratégique. Ces tendances ont amené parfois à comprendre le monde comme un simple ensemble d’objets et ont limité l’objectif humain primordial à la simple recherche de la performance économique. Or la compréhension par l’humain de sa place et du sens qu’il donne à sa vie pratique intègre la raison large, c’est-à-dire la manière dont nous pensons ce que Kant estimait le lien entre la question de l’impératif éthique (« que dois-je faire ? ») et celle du devenir humain à travers les épreuves du quotidien et l’expérience de ses limites (« que m’est-il permis d’espérer ? »).

La psychanalyste Marie de Hennezel a récemment exposé de quelle manière la question spirituelle dépasse le cadre d’une religion particulière : nous ne pouvons tout enfermer dans une vision rationaliste du monde. Cela ne signifie pas pour autant l’évasion dans une forme de délire, même si l’exprimer n’est pas toujours facile[v]. Véronique et Théo, parents de trois enfants de cinq à onze ans, déclaraient que la conjonction de la crise des réfugiés et de la crise énergétique leur avait fait comprendre l’importance de l’engagement avec d’autres et le souci de ressourcement, sur base de leur propre éducation, et d’ autres références qu’ils avaient pu découvrir lors de leur rencontre avec d’autres et de témoignages recueillis à travers  les médias : « nous avons largement mis de côté tout ce qui est rites traditionnels, messe et le reste, mais nous expérimentons qu’il y a autre chose que la réalité purement matérielle et que vivre d’autres valeurs c’est aussi une expérience spirituelle. »

Trop souvent on oppose convictions religieuses, ou références spirituelles, et laïcité comme s’il s’agissait de systèmes opposés de croyances. Delphine Horvilleur, femme rabbin française, l’affirmait lors d’une rencontre de la Conférence Catholique des Baptisé-e-s Francophones : « La laïcité dit que l’espace de nos vies n’est jamais saturé de convictions, et elle garantit toujours une place laissée vide de certitudes. En cela, à sa manière, la laïcité est une transcendance. Elle affirme qu’il existe toujours en elle un espace plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu s’y abriter. »

De fait, la dimension religieuse ou spirituelle ne fait plus partie de la sphère publique officielle (c’est, selon moi et d’autres, un gain pour la vie démocratique). Elle ne peut toutefois être enfermée dans la vie intime : elle s’inscrit dans la sphère privée et publique associative. Lorsque des femmes ou des hommes politiques affichent des convictions, elles ou ils le font à titre personnel et non au nom de leur fonction publique. François Mitterrand avait affirmé publiquement, quelques années avant son décès, croire aux forces de l’Esprit, malgré les fortes réticences de son entourage[vi]. Lorsque la jeune militante Adelaïde Charlier s’exprime dans la Libre et affirme croire en « un Dieu amour qui ne s’impose pas », elle énonce une conviction et la référence à ce qui est pour elle source de sens[vii]. Ces paroles prononcées publiquement ont le statut de témoignage de la vie quotidienne ; elles s’inscrivent dans un ensemble de pratiques sociales qui peuvent être questionnées, discutées et critiquées.

 

La diversité des expériences : un héritage et une tâche actuelle de mise en dialogue

Une question s’avère cruciale aujourd’hui, elle n’est pas l’apanage de la recherche de sources spirituelles : à partir de la place prépondérante occupée par les choix individuels, comment éviter la pure juxtaposition des expériences ? Si l’espace démocratique est celui de la coopération conflictuelle, un défi non négligeable est celui d’éviter l’atomisation des relations et la simple énumération des situations individuelles : « tu penses et tu vis de telle manière, moi je pense et je vis autrement ; il n’y a rien d’autre à ajouter ».

À partir de ses multiples recherches, Danièle Hervieu-Léger a mis en évidence l’importance de la « validation mutuelle du croire » dans une société où s’estompent les références aux sommets hiérarchiques au profit de réseaux individualisés et plus souples : « ce qui fait sens pour toi fait sens aussi pour moi[viii]. » Cette validation est opérée effectivement dans des réseaux informels, ou au sein de groupes plus structurés. Ce mode de reconnaissance permet de sortir de la simple acceptation d’un message livré d’en haut, qu’il suffirait d’appliquer (dans le contexte de l’Église catholique on pensera à la notion réductrice de « simples fidèles »).

En 2012, un colloque a réuni à l’Université de Strasbourg plusieurs spécialistes des sciences humaines et de théologie autour du dépassement des religions instituées par plusieurs courants spirituels. La diversité des expériences actuelles invite de manière constante au décentrement de son propre univers de références, afin de reconnaître la complexité, le caractère multiforme de ce que l’on désigne de manière générique « spiritualité » ou « vie spirituelle »[ix]. L’ensemble des interventions, lors de ce travail collectif, a permis de mettre en évidence l’importance de la diversité ainsi que le souci de sortir d’une attitude de supériorité, en particulier de l’Occident par rapport aux pays du Sud, afin de mieux relier souci de l’autre individuel et collectif et démarches de ressourcement[x].

Pour le sociologue des religions Hans Joas, les religions ou civilisations n’agissent jamais en tant que telles : ce sont des humains qui agissent et structurent leurs manières de vivre et d’agir avec d’autres et découvrent à la fois l’importance de leurs propres croyances et la consistance d’autres références. Le dialogue œcuménique et inter-religieux apparaît dès lors  comme une manière indispensable de vivre la diversité religieuse dans une société pluraliste[xi]. Le phénomène Taizé est à cet égard particulièrement exemplaire : des milliers de jeunes s’y retrouvent au fil de l’année. Antonia qui vit au centre de l’Allemagne avec son compagnon a voulu que ses propres enfants fassent l’expérience qu’elle a vécue avec ses propres parents et qui l’a marquée : « je veux que mes propres enfants fassent l’expérience de ce lieu et que nous puissions en parler avec eux un peu plus tard : la présence des frères n’est pas un carcan, elle est un appui si nous le souhaitons, sans imposer et sans s’imposer ».

La libération de l’expression qui nous renseigne sur la diversité actuelle des sources de vie spirituelle renvoie toutefois à l’importance de ne pas atomiser les expériences, elle exige d’articuler les libertés individuelles et la construction d’un monde commun. Le dialogue s’avère essentiel, notamment dans le cadre d’une mouvance spirituelle qui entend relier l’humain à l’ensemble du monde vivant et à notre inscription commune dans la planète Terre. Cette préoccupation du lien effectif entre des engagements « pour la justice sociale » et « le combat pour le climat » a été portée de manière forte par le sociologue et anthropologues des sciences, Bruno Latour, qui nous a quittés récemment : plutôt que de s’échapper dans une vision éthérée de la vie éternelle ou dans la sacralisation de l’avoir et de l’argent, l’enjeu fondamental était pour lui de vivre non seulement sur terre mais « avec » la terre[xii]. De manière conjointe des groupes de jeunes et de « grands-parents pour le climat » exprimaient dernièrement lors d’une marche pour le climat ce qui les inspirait et les invitait à vivre pour livrer une planète encore habitable pour d’autres générations.

Au terme des éléments d’analyse et de réflexions énoncés il reste à souhaiter que des femmes et hommes de différentes générations prennent le temps de l’écoute, de la patience, pour comprendre ce qui peut effectivement faire sens aujourd’hui et de quelle manière les religions instituées, en particulier le christianisme, peuvent réapprendre le sens de chemins qui ne sont jamais définitivement tracés et acceptent à nouveaux frais, le questionnement sur ce qui peut être porteur d’espérance et non pur repaire identitaire[xiii].


Joseph Pirson

Notes :

[i]  En particulier la dynamique de Taizé et le lien entre « lutte et contemplation ».

[ii] Gilles LIPOVETSKI, « L’ère du vide ». Gallimard, 1983

[iii] Dans la traduction française, voir en particulier chez Zygmunt Bauman « La vie en miettes. Expérience postmoderne et moralité », Paris, Hachette, 2003 et « L’Amour liquide. De la fragilité des liens entre les hommes », Editions du Rouergue, 2004.

[iv] Dans la première génération de la Frankfürter Schule, on note bien entendu Herbert Marcuse et sa critique de « l’homme unidimensionnel ». Les autres philosophes comme Jûrgen Habermas et son disciple Axel Honneth ont proposé une lecture à la fois critique et positive de la place possible des croyances et spiritualités dans la société démocratique contemporaine.

[v] Marie de Hennezel, Vivre avec l’invisible, Paris, Robert Laffont, 2021

[vi] Ces réflexions ont notamment été commentées par Marie de Hennezel dans son ouvrage Croire aux forces de l’esprit. Paris, Fayard, 2018.

[vii] Entretien avec Francis Van de Woestyne dans La Libre, Débats et opinions 22 mai 2022. Il en va de même quand des hommes politiques flamands comme Théo Franken (9 octobre 2022) et Tony Van Parijs (16 octobre 2022) s’expriment dans le média catholique en ligne Kerknet où quand le leader écologiste wallon Jean-Michel Javaux intervient dans Le Vif en 2013 et en 2020.

[viii] V. Danièle Hervieu-Léger, « Le Pèlerin et le Converti. La religion en mouvement », Paris, Flammarion, 1999.  Voir également « Le partage du croire religieux dans des sociétés d’individus », L’Année Sociologique, les Croyances collectives,2010/1 vol.60, p.41-62. On lira avec profit une remarquable synthèse de ses travaux et de ses positions personnelles dans le livre « Religion, utopie et mémoire », suite à un entretien avec Pierre-Antoine Fabre, Paris, Editions de l’EHESS, Coll. Audiographies, 2021

[ix] Christine Aulenbacher (Editrice), Spiritualités et théologie. Questions, enjeux et défis ? Strasbourg, Zürich, Lit Verlag, 2012.

[x] Voir notamment Monique Goosse et Joseph Pirson, « De l’intime au privé et au public. Analyse de démarches spirituelles au XXIe siècle comme formes sociales : séparation, fusion ou conjonction ? » dans Spiritualités et théologie…p.177-185

https://www.larevuetoudi.org/fr/story/public-priv%C3%A9-intime-et-spirituelreligieux 

[xi] Hans Joas et l’analyse du fait religieux : « La foi comme option », Paris, Salvator 2020. Voir en particulier les chapitres « Diversité religieuse et société pluraliste » ainsi que « Religion et violence ».

[xii] Bruno Latour, « Où suis-je ? Leçons du confinement à l’égard des terrestres », Paris, La Découverte, 2021. Voir en particulier le chapitre 6 « ici-bas »-sauf qu’il n’y a pas de haut, p.65-75.

[xiii] Texte rédigé par Joseph Pirson.

Source : Dossier Couples et Familles n°142 - décembre 2022 : « Quelle(s) spiritualité(s) aujourd’hui ?




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