Notre Dieu est « une » esclave
Herman Pillaert
Cet article n'a pas été publié dans une de nos revues
Herman Pillaert, prêtre-ouvrier jésuite 30/4/38 – 21/6/2000, a travaillé du côté de Gand, et il vivait dans un quartier turc; il avait appris le turc. Voici un de ses textes. Au fond, le lavement des pieds du Jeudi Saint n’est pas seulement un symbole, maisfranchement un acte révolutionnaire, qui va dans le sens des Béatitudes. Laver les pieds des visiteurs, à l’époque de Jésus, c’était le boulot des femmes esclaves! Et heureux les pauvres, ça veut dire que la vraie vie, la vérité est du côté des pauvres, des petits. Les derniers seront les premiers. Donc les riches doivent se taire et laisser la place aux petits!C’est donc bien une révolution que Jésus apporte. Il a été condamné à mort, ça se comprend. Mais le message de Jésus a été faussé, dévié, détruit, trahi.......
Jean-Jacques Rousseau
Rédemption et libération sont deux thèmes qui sont peut-être plus qu'autrefois objet de discussion et d'écrits : des opinions diverses, pour ou contre, même des condamnations. Je voudrais essayer de décrire comment moi, je vis tout cela.
Les versets bien connus "Heureux vous, les pauvres" et "Malheur à vous, les riches" (Lc 6 et Mt 5) ont connu durant des siècles de multiples interprétations. Allant de "Heureux vous, les pauvres, vous serez bien au ciel" à I' interprétation plus spirituelle : "Heureux vous, les pauvres en esprit, vous, les cœurs purs". Mais pourquoi ne pourrions-nous pas comprendre ces textes littéralement ? Quand Jésus disait : "Heureux vous, les pauvres", ii voulait simplement dire que les pauvres sont bienheureux. Jésus a simplement dit ce qu'il voyait. Et ii voyait que les pauvres étaient bienheureux. Jésus n'a pas voulu proposer un programme, ii n'a pas non plus décrit une utopie ou un rêve imaginaire ; ii a exprimé ce qu'il voyait : "Heureux vous, les pauvres, malheur à vous, les riches".
Vivant quotidiennement parmi les pauvres – non pas comme bienfaiteur ou assistant social mais étant l'un d'eux – nous nous trouvons devant l'évidence de ces paroles. La vie, la vérité, la voie se trouvent dans la souffrance des plus pauvres et des opprimes ! II ne faut pas s'en étonner : Dieu est ainsi.
Il m'arrive en visitant des familles turques de faire des petits travaux salissants. Après le travail, l'épouse ou la belle fille arrive avec une cruche d'eau et un bassin, s'accroupit devant moi et verse l'eau sur mes mains pour les laver. Intérieurement je me révolte toujours, mais je laisse faire quand même. Après avoir vécu maintes fois cette situation, j'ai commencé à mieux comprendre ce qui s'est passe ii y a 2000 ans a la dernière cène. "Jésus se lève de table, quitte son manteau, et prenant un linge, ii s'en ceignit. Puis ii verse de I' eau dans un bassin et ii se mit à laver les pieds des disciples" (Jo 13 : 4-5). Jésus fait ce qui, dans cette culture est à faire par une esclave. Le refus et I' opposition de Pierre sont compréhensibles : "Impossible !"
Et pourtant, le lavement des pieds n'est pas une action symbolique et unique avant de mourir. En lisant les évangiles nous constatons que Jésus a vécu ainsi tous les jours de sa vie : ii vivait parmi les petits et les pauvres : étant l'un d'eux, étant un pauvre, étant fils de menuisier, étant "une" esclave.
Il mangeait avec des pécheurs et des publicains et ii prenait parti pour la femme adultère - malgré les autorités religieuses et civiles.
Paul l'a très bien compris : "Mais ii s'anéantit lui-même, prenant condition d'esclave... ii s'humilia plus encore, obéissant jusqu'à la mort et à la mort sur une croix." (Philip. 2,7a.8).
Sachant ce que Jésus avait répondu a Philippe : "Qui m'a vu a vu Je Père" (Jn 14,11), nous pouvons affirmer que notre Dieu n'est pas un grand Dieu mais un petit Dieu. Notre Dieu n'est pas le créateur du ciel et de la terre, notre Dieu n'est pas Je Dieu des dix commandements, notre Dieu est "une" esclave ; et en étant esclave, ii est la voie, la vérité et la vie.
Si nous voyons Dieu ainsi, personne ne peut s'étonner que les pauvres soient bienheureux, que la vie, la vérité, la voie se trouvent dans la souffrance des plus pauvres et des opprimés.
La réalité est indivisible. Tel Dieu, tels sont les pauvres. Tels pauvres, tel est Dieu.
Karel Staels le disait ainsi : "L’infaillibilité, la vérité se trouvent dans la souffrance des plus pauvres : eux ils savent ce qui se passe dans le monde, leur intuition révèle la vision de Dieu sur les hommes. L'autorité réelle se trouve dans les mains du people opprimé. Celui qui veut rester dans la vérité doit vivre en communion avec les pauvres ou écouter le récit de leur vie. Celui dont la vie étouffe la voix des plus pauvres, ne peut pas vivre dans la vérité."
Dans le même ordre d'idées nous pouvons réfléchir sur le mot : "Service". En effet notre temps est sensible aux relations sociales et à la justice ; un peu partout on lit et on entend que les hommes, doués de talents, ou les riches doivent mettre leurs talents ou leur capital "au service" des pauvres et des opprimes. Cette façon de penser est erronée. Cette opinion concernant le service, part en effet de l'idée que la vie et la vérité se trouvent chez les gens doués et riches, que les gens doués et riches jouissent d'une plus-value.
Le mot "Service" ne part avoir qu'une seule et unique signification : laver les pieds, service d'esclave. Il s'agit d'une chose fondamentale : se rendre vulnérable avec les pauvres. "Vends tout ce que tu as. Mais à ces mots, il devint tout triste." (Le 18,22-23 ; Mc 10,21-22 ; Mt 19,21-22). Le notable riche aurait tant voulu aider les pauvres, mais ici ii lui est demandé tout autre chose.
Je rêve qu'un jour (le dernier jour ?) les riches, les pouvoirs, l'Église reconnaissent cette vérité. Les pauvres ne se sont pas éloignés de l'Église et de Ia société ; au contraire l'Église et la société se sont éloignées des pauvres et donc de Dieu. Les riches, les pouvoirs, la société, l'Église : voilà les vrais marginaux, voilà le "quart-monde". Les pauvres et les opprimés n'ont pas seulement le pouvoir mais aussi le devoir de faire comprendre cela aux riches et aux pouvoirs ; et s'il le faut, en fin de compte, le fouet à la main. Ainsi se feront jour une société libérée et une Église libérée : une société et une Église libérées qui reconnaissent enfin que la vérité, et donc l'autorité, se trouvent dans la souffrance des plus pauvres.
II n'est pas évident de choisir cette voie, de choisir une vie vulnérable : on peut s'attendre à des contrecoups. L'ancien père général des Jésuites disait en 1974 : "Si nous avons réellement l'intention de nous engager pour la réalisation de la justice avec toutes les conséquences que cela comporte, la croix se dressera immédiatement y compris une grande souffrance. Nous verrons que beaucoup de gens – souvent avec une réputation de bons chrétiens et qui sont nos bienfaiteurs ou nos amis ou même nos parents - se tourneront contre nous. Nous verrons qu'ils nous laisseront tomber et qu'ils retireront leur appui et leur aide financière. Sommes-nous disposes à prendre cc chemin ? Un chemin qui inclura !'incompréhension des autorités ecclésiales et civiles et même de nos meilleurs amis ?"
Est-ce cela finalement la raison pour laquelle Jésus a été cloué sur la croix ?
Herman Pillaert
Notes :
1984
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