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Une Église en débat au cœur du monde ?

Autour de la lettre de l’équipe de Liège et de l’essai de l’archevêque de Poitie

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°75 (6/2023)


Deux écrits porteurs de questions similaires ont été publiés au cours de ce premier trimestre de 2023, ils ont éveillé toute mon attention. D’une part, la Lettre adressée par des agentes et agents de la pastorale de la santé et de la solidarité au sein du diocèse de Liège a ouvert un réel débat[1]. D’autre part, l’écrit de l’archevêque de Poitiers, Monseigneur Pascal Wintzer, a été publié chez Gallimard en mars dans le souci énoncé par l’éditeur : le fait que « notre liberté de penser, comme au vrai toutes nos libertés, ne peut s’exercer en dehors de notre volonté de comprendre »[2]. Les deux documents partent certes de questions d’apparence très différente : l’accès aux sacrements d’un côté, les abus sexuels dans l’Église catholique d’un autre côté. Toutefois, de part et d’autre, les réflexions énoncées vont beaucoup plus loin : elles mettent en débat la place possible de l’Église au-delà de notre monde occidental sécularisé (l’Église en Belgique ou en France), dans l’ensemble de notre société contemporaine globalisée, hors de tout cléricalisme.

Je débuterai cet article par une perspective sociologique, non pour me réfugier derrière la dimension agnostique des sciences sociales. J’estime toutefois important d’opérer une mise à distance nécessaire, afin d’éviter une perspective purement laudative ou hypercritique avant de conclure de manière plus engagée : un discours explicatif n’est jamais neutre. J’ai clairement été amené à cette posture, suite aux échanges en tant qu’étudiant avec Paul Ricoeur, un de mes professeurs de philosophie et, par la suite, avec Michel Molitor, mon directeur de thèse en sciences sociales. L’un et l’autre ont exprimé à la fois leur engagement de chrétiens et leur souci d’indépendance de recherche, chacun dans sa propre discipline.

1.   La culture du débat dans une institution religieuse : culture historique vs culture pragmatique

Lors des trente dernières années, les recherches menées avec des collègues ont porté essentiellement sur les organismes culturels, d’enseignement et de formation, en partant d’un croisement des approches stratégiques (Crozier, Friedberg, Mintzberg…) et de la pragmatique de la communication (Palo Alto : Watzlawick, Bateson, Goffman…). Elles ont mis en évidence la dimension communicationnelle des organisations : en dehors des discours et des outils à usage interne ou externe, les modes de structuration et de fonctionnement constituent la base de la manière dont toute organisation « se dit », dont elle est capable d’évoluer ou de se transformer radicalement (adaptation vs innovation). Les changements globaux interviennent quand l’ensemble des personnes concernées considèrent qu’il est plus positif d’opérer une révolution complète que de maintenir les mêmes jeux organisationnels (« changer pour ne pas changer »).

Que ce soit au plan local ou plus large, les réactions des actrices et acteurs sont influencées de toute manière par la « culture historique », en d’autres termes par le poids d’une tradition qui permet la stabilité, au prix d’une rigidité formelle qui entraîne pas mal de frustrations. Dans le cas de l’Église catholique, ce « surmoi » apparaît amplement lié à une représentation de « l’essentiel » qui ouvre à la fois des perspectives (celles de la mission ») et réduit la capacité d’être signifiante dans un univers en pleine mutation (notamment même si ce n’est pas de manière exclusive par « la sacralité » d’un pouvoir oligarchique, et masculin).

Cette surdétermination n’est toutefois pas propre aux institutions religieuses. Nous savons que dans toute forme sociale qualifiée d’organisation (ensemble d’interactions structurées et contextualisées), les systèmes d’action sont traversés par plusieurs tensions. Il est utile de rappeler que les organisations, qui déclarent ne soutenir que des projets démocratiques, sont également des espaces de contradiction entre le discours énoncé et la réalité vécue (par exemple dans des ONG ou des associations d’éducation permanente).

En tant que sociologue et philosophe, Edgar Morin a explicitement noté : « toute organisation constitue un phénomène de clôture organisationnelle d’autant plus nécessaire que, comme toujours, toute menace intérieure ouvre la porte à la menace extérieure »[3]. Toute structuration comporte des limites qui ne sont pas explicites et influencent fortement les modes d’action.

Il est intéressant de nous demander de quelle manière les attitudes pragmatiques d’acteurs sociaux engagés dans des formes particulières d’action organisée peuvent être porteuses d’avenir, dans une tension constante entre la référence à des récits fondateurs et la confrontation à des situations de vie, à travers des conduites susceptibles d’être étudiées dans une perspective de rationalité axiologique : de quelle manière l’autre, les autres personnes sont-elles reconnues et respectées comme partenaires à part entière dans des contextes qui touchent au souci de l’humain, au « care », qu’il s’agisse de qualifier une « bonne école », « un bon centre de santé » ou, au plan de l’Église catholique, « une bonne équipe pastorale », « une bonne communauté » ?

2. L’équipe de Liège : au-delà de la « pastorale des sacrements », la question de l’identité chrétienne et de la signification d’être Église aujourd’hui

Le document de Liège est parti d’une expérience forte. La présentation de l’équipe de rédaction du document manifeste la présence de personnes largement insérées dans la structure ecclésiale globale, et engagées dans le travail que le pape François a qualifié « aux périphéries » de la société civile (et de l’institution ecclésiale), que ce soit dans la pastorale de la santé, en milieu carcéral, dans le domaine de l’éducation permanente en monde populaire, de l’enseignement ou de la formation. C’est à partir des marges de l’institution que la foi chrétienne invite à reconnaître la pertinence de l’Évangile ou, pour reprendre les termes de Michel Molitor : « comment rendre efficace l’histoire de l’Évangile ? ». Il ne s’agit pas ici de confondre ce projet avec l’efficacité marchande : il consiste à s’interroger sur la manière de vivre la fidélité à l’Évangile au cœur du monde ?[4]

Le document énonce un ensemble de questions qui partent de l’accès aux sacrements, de l’efficacité de celui-ci, le « sacerdoce » comme « mission ou ordination », la place de la femme dans l’Église, la situation des premières communautés, l’abus de pouvoir et le cléricalisme. Le focus est donc porté sur la confusion entre le pouvoir clérical et le service de la mission au nom de Jésus-Christ.

Les réflexions énoncées et argumentées par les membres du groupe ont comme fond commun non la volonté d’adaptation pure et simple à des idées du temps, à des refus d’autorité au profit d’une idéologie libertaire, comme l’ont affirmé des groupes traditionalistes. Cette volonté de placer les communautés chrétiennes au centre de la réflexion (p. 25) vise à « ranimer l’esprit de l’évangile » et « la responsabilité de chaque baptisé ». L’interrogation dépasse largement un contexte particulier d’église diocésaine.

La question centrale posée est en effet celle de l’ecclésiologie, Le texte collectif aboutit à cette question fondamentale : « Où est l’Église. Où n’est-elle pas ? ». L’évêque de Liège, monseigneur Jean-Pierre Delville, a estimé à ce propos que le document fait fi de 2000 ans de vie chrétienne, y compris du concile Vatican II. La lecture attentive du texte amène toutefois à reconnaître le courage et la lucidité de l’équipe de rédaction face à la nécessité de nous interroger en profondeur sur la signification du catholicisme dans la société actuelle et la possibilité d’engagement de femmes et d’hommes dans une responsabilité partagée sur la base du baptême commun [5]. Comme l’énonçait il y a plus de dix ans Angela Kaupp, de l’Université de Freiburg : « ici la recherche doit encore aller plus loin que les habitudes bien ancrées… »[6]. Elle entendait par là non seulement la réflexion à mener dans les cercles universitaires et elle énonçait une préoccupation argumentée par rapport aux modes d’action et d’organisation dans l’Église catholique. 

3. Le texte de Mgr Wintzer : une interrogation éthique (« la conversion nécessaire ») ; une question politique (« la sacralité du pouvoir ») dans l’Église

Publié au début de cette année, le document de l’archevêque de Poitiers part des travaux de la CIASE (Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Église) publiés en octobre 2021 et de la révélation de fait imputables à des évêques, lors de l’assemblée des évêques en novembre 2022. Il se déclare « empêché » dans l’accomplissement de sa mission, contredit par l’ensemble des dissimulations de crimes ou de délits. Il interroge avec force sa propre position de commandement et les confusions entretenues entre les différents types de pouvoirs dans l’Église.

Pascal Wintzer ne se contente toutefois pas de questionner le fonctionnement de l’Église. Il va plus loin quand il s’interroge sur « les manières dont les chrétiens, aujourd’hui en France, se représentent leur croyance et leur Église » (p. 10). Il propose une dynamique d’accueil des questions, sans chercher à tout prix à défendre l’Institution dans une perspective de citadelle assiégée qui repose sur un travestissement du Dieu biblique : un Dieu tout puissant qui a réponse à tout, qui correspond au « Dieu magique des désirs humains » (p.  15). Ces réflexions sur ces images de Dieu l’amènent à affirmer que le refus de celles-ci est signe de santé : « je préférerais être athée plutôt que de croire à un tel dieu » (p. 16).

L’invitation à « aimer sans emprise » débouche dans l’Église catholique sur la distinction nette des lieux d’autorité. La confusion de l’autorité de gouvernement et de l’autorité spirituelle est une perversion qui engendre des actes graves. L’archevêque poursuit son approche sans équivoque par une étude rigoureuse des conditions qui ont favorisé et favorisent encore les abus.
Quels changements dès lors possibles dans ces conditions ? L’accès à « des responsabilités décisionnelles effectives » doit être possible à toutes et à tous « en fonction de formation adaptée et de compétences avérées et vérifiées » (p. 27). Ce regard de la vie chrétienne doit être porté vers l’avant et non s’enfermer dans la vision d’une chrétienté majoritaire fantasmée. Il ne s’agit pas pour autant de remettre en question l’essentiel de la foi chrétienne, mais de « mieux rendre compte de Dieu tel qu’il est révélé dans la Bible, un Dieu qui n’est jamais celui du nombre et de la puissance » (p. 29).

Pascal Wintzer poursuit ses réflexions sur les évêques et les prêtres « au cœur du système » (p. 30-40) et termine sur la nécessité de faire le chemin au même niveau, sans situer les clercs sur un piédestal. Ce chemin lui paraît long mais urgent à parcourir au nom même de la vie chrétienne vécue et partagée en Église.

4. Pour en revenir à la question de « faire et être Église » dans une société morcelée

Au terme de ce parcours de ces deux écrits stimulants pour le débat, qu’il soit mené en interne ou avec des personnes non inscrites dans le tissu des communautés catholiques, trois pistes de réflexion peuvent être esquissées sans prétention exhaustive.

Une première question concerne la capacité d’évolution, de « changer de cadre » (pour reprendre un des éléments de la pragmatique). Les perspectives les plus positives apparaissent là où les membres du système d’action ont réussi à identifier un enjeu commun et à rendre possible une dynamique de coopération. Plusieurs expériences ont été analysées à ce propos dans les années 2000 à l’Université de Strasbourg, notamment dans le cadre de thèses doctorales dirigées par Robert Moldo, qu’il s’agisse des réalités de l’Église catholique en Bolivie par Juan Rojas ou dans l’Est de la France, par Didier Noblot[7]. De manière plus large encore, Cécile Lerebourg Entremont a analysé avec minutie la réalité de petits groupes que certains qualifieront « du Parvis » : ceux-ci témoignent d’une vitalité qui incite à aller plus loin pour qu’ils puissent être reconnus et participer à un réel processus de revitalisation du tissu ecclésial[8].

Qu’en est-il aujourd’hui ? L’évolution actuelle ne permet pas de dire qu’il y a eu réellement progression dans la reconnaissance d’une Église plurielle et d’une capacité créative à l’œuvre. Comme je l’ai déjà signalé dans cette revue, un ami dominicain et sociologue, Louis Dingemans affirmait il y a plus de 40 ans déjà : « l’Église catholique est malade de trop prendre la pilule... Elle étouffe sa propre créativité ! ». Le domaine reste toutefois ouvert et invite à ne pas en rester à des observations négatives, qu’il s’agisse des espaces paroissiaux, du milieu associatif ou d’autres lieux spécifiques, comme ceux représentés par les signataires de la brochure liégeoise. L’inscription dans une démarche initiée par l’encyclique Laudato Sí a renouvelé la composition de ces groupes locaux.

Une deuxième réflexion concerne la difficulté particulière soulignée par l’équipe liégeoise dans l’accès aux sacrements : elle concerne ce que l’on peut qualifier d’hypertrophie sacramentelle. En effet une part essentielle de l’agir ecclésial est centrée sur le septénaire sacramentel. Or la tradition chrétienne a identifié avec saint Jean Chrysostome « le sacrement du Christ et le sacrement du Frère ». On peut rappeler un extrait-clé d’une de ses homélies : « Qui pratique l’aumône exerce une fonction sacerdotale. Tu veux voir ton autel ? Cet autel est constitué par les propres membres du Christ. Et le Corps du Seigneur devient pour toi un autel. Vénère-le. Il est plus auguste que l’autel de pierre où tu célèbres le saint Sacrifice »[9].

Lorsqu’il est question de sacrements dans l’Église catholique, nous pouvons en effet observer une réduction de ceux-ci aux gestes symboliques forts posés par une catégorie précise de personnes, mises à part... Or ne convient-il pas de poser ce que l’on appelle la « pastorale sacramentelle » dans un cadre plus large où les pratiques vis-à-vis du « prochain » sont intégrées dans une vue d’ensemble et à une reconnaissance de la signification profonde des gestes vécus, de façon plus précise, dans des lieux tels que l’hôpital, le milieu carcéral, l’action spécialisée ? Ici je ne pense pas simplement à la formulation de Saint Jean Chrysostome. J’évoque ici les propos émis, dans le numéro précédent, à propos de la Règle de Saint Benoît et de la relation entre la tradition de la prière communautaire et celle de l’hospitalité, soulignée à propos de lieux comme Taizé. Il en est de même des réflexions portées par le pape François dans ses encycliques Laudato Sí et Fratelli tutti.

Nous ne sommes pas devant une proposition d’actions stratégiques, dans un illusoire essai de « reconquête du troupeau perdu » ou une vision fantasmée de la primitive Église. Il y va avant tout de la signifiance même de la vie de celles et ceux qui se déclarent aujourd’hui encore dans un chemin « à la suite de Jésus », à travers une diversité d’engagements non réduits à la multiplication d’actions ou d’effets d’annonce.

En troisième lieu il est important de nous interroger sur les issues possibles des discussions et réactions diverses provoquées par les deux documents cités, sans confiscation du débat et dans une capacité réelle d’initiative. Les réactions suscitées peuvent être fécondes, si toutes et tous arrivent à se parler à hauteur humaine, avec volonté d’entrer dans une démarche d’écoute et de construction commune. La proposition de renouveau telle qu’elle est énoncée n’est pas un rêve pieux, un propos bisounours : elle est liée à une démarche de communication plus systémique, à la manière de poser à nouveaux frais les possibilités « d’être signe », énoncées clairement par l’essai de Pascal Wintzer et la brochure de l’équipe liégeoise. Ces écrits méritent davantage que les propos haineux traditionalistes, ou l’indifférence complète face aux questions posées.


Joseph Pirson

Notes :

[1] Rendons l’Église au Peuple de Dieu. Pour en finir avec le cléricalisme. Collectif. Editeur responsable Xavier Lambrecht, Liège, janvier 2023. Avec Romain Blandiaux, Roger Franssen, Gaby Hansenne, Jean-Philippe Kaeffer, Xavier Lambrecht, Sébastien Louis, Bérengère Noël, Rosalie Speciale, Caroline Werbrouck.

[2]Mgr Pascal Wintzer, Abus sexuels dans l’Église catholique. Des scandales aux réformes. Paris, février 2023, Tracts Gallimard, n° 47. La citation est celle de l’éditeur Antoine Gallimard en postface.

[3]  E. Morin, La méthode, t.1, La Nature de la Nature, Paris, 1980, Point, Seuil, p. 134.

[4] En janvier 1991 le cardinal Carlo Maria Martini s’adressait en des termes comparables aux responsables et membres de la FUCI (Fédération des Universitaires Catholiques Italiens), un des premiers mouvements d’Action Catholique, fin du XIXe siècle : « Dare forza a la Parola tra le parole ». Il s’agissait de traduire en actes les énoncés convictionnels en « fidélité à la Bonne Nouvelle ». Ce Congrès avait lieu dans la ville de Brescia.

[5] En 1985 le diocèse de Namur avait organisé une assemblée diocésaine sur cette thématique avec le choix de huit priorités. Celles-ci n’ont guère été suivies d’effet dans les années 1990.

[6] Die Forschung müsst noch hier weiter gehen… Angela Kaupp est actuellement professeure de théologie pratique à l’Université de Coblence.

[7] Voir Juan Rojas Roman, L’Église, communauté des disciples de Jésus : enjeux pour construire une Église de communion et de participation, Université de Strasbourg, 2004. Voir également Didier Noblot, Pratiques ecclésiales et démarches coopératives, Université de Strasbourg, 2006. Juan Roman travaille actuellement avec les Apprentis d’Auteuil.  Didier Noblot est actuellement évêque de Saint-Flour dans le Cantal.

[8]  Cécile Lerebourg Entremont, Apprendre la fraternité ? De l’intériorité à l’altérité : évolution de petits groupes d’adultes aux frontières de l’église entre 1995 et 2005, Université de Strasbourg, 2008. Cécile a été psychothérapeute et, dans la ligne du travail avec Lytta Basset, anime des groupes de formation à l’accompagnement spirituel, en ayant soin de distinguer l’accompagnement thérapeutique de l’approfondissement de la spiritualité chrétienne.

[9] Jean Chrysostome, Homélies du commentaire sur St Matthieu.in À l’écoute de St Jean Chrysostome, Éditions Ste-Madeleine, p. 131.,





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