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Raviver le christianisme ? De Hartmut Rosa à François Jullien …

Joseph Pirson
Publié dans Bulletin PAVÉS n°78 (3/2024)


Dans un univers sociétal qualifié comme le nôtre de globalisé, de complexe et de morcelé, il importe de nous demander ce qui peut faire sens pour des personnes et des groupes qui affrontent des défis conjoints de transition sociale, économique et écologique, sans parler des guerres qui déchirent "notre maison commune", ni des processus d’exclusion et de relégation à plusieurs endroits de ce monde ?

Face à la perception de la religion comme force réactionnaire, le sociologue allemand Hartmut Rosa énonce le danger de ne proposer qu’un rapport instrumental au monde, dans la vision de la modernité capitaliste[1]. Si nous nous cantonnons à des postures de production et consommation de biens et services marchands, cela conduit à un appauvrissement total de notre réalité humaine. Il propose dès lors une autre analyse de la situation.

Claude Rolin nous présente une approche rigoureuse de ce livre en référence aux travaux de l’École de Francfort et de la pensée magistrale d’Emmanuel Mounier, trop souvent oublié à l’heure actuelle alors que nous tentons de proposer des alternatives au modèle néolibéral. De mon côté, je tenterai d’aborder le document en référence à d’autres ouvrages sociologiques et philosophiques qui peuvent également aider à étudier des propositions qui invitent à retrouver, sans concessions et avec nuances, les dimensions d’une pensée critique. Cela au-delà des slogans d’usage dès que l’on parle de religion, en particulier du catholicisme, de manière non exclusive.

L’intérêt de cette courte publication (75 pages) est de rassembler ici les aspects principaux de la pensée de l’auteur. Rosa étudie particulièrement la manière dont nos sociétés sont devenues des modèles de ce qu’il nomme « la stabilisation dynamique » : pour conserver la stabilité celles-ci sont amenées à adopter un mode d’accélération de la croissance[2]. Celle-ci ne peut être atteinte qu’en entreprenant davantage, qu’en produisant plus et à des conditions moins chères pour la satisfaction de celles et ceux qui peuvent encore consommer et acheter les produits et services disponibles. L’époque de la pandémie Covid avait amené brièvement la possibilité de changer de modèle, d’opérer une bifurcation complète. Il n’en est rien aujourd’hui : nous sommes repartis dans la reprise du même modèle de croissance sans limites dans le temps. Même si la réponse aux besoins de survie a amené les sociétés humaines au fil des siècles à trouver de nouvelles réponses et à développer les outils technologiques, notre monde globalisé vit selon Rosa et d’autres analystes un emballement qui laisse de côté un grand nombre..

À l’opposé de la frénésie de produire et de consommer les ressources disponibles qui est le corollaire du défi de l’accélération, Hartmut Rosa propose le concept de « résonance »[3]. Pour répondre au défi de cette accélération sans fin, corrélée à une logique de compétition ininterrompue pour l’affectation des ressources, l’auteur s’attèle à construire une sociologie de la relation au monde. Cette relation se vit en lien à l’environnement naturel et matériel, aux autres personnes, aux collectifs, mais aussi à une totalité englobante et transcendante (Dieu, la nature, l’art, l’histoire, etc.). S’il se pose en philosophe la question de la vie bonne et donc des « relations au monde réussies ou ratées », c’est en sociologue qu’il analyse avec précision les conditions sociales et socioculturelles qui permettent ou entravent ces relations. Il convient d’expliciter la notion de "résonance" qui est l’élément central de cette sociologie de la relation.

Lorsque je suis affecté par la vision d’un paysage, par la rencontre d’une autre personne, par l’écoute d’une pièce musicale, j’exprime une émotion, un affect et, à mon tour, affecte l’autre. Nous sommes dans un registre où l’humain se sent interpellé et répond. C’est bien en ce sens que Rosa parle de résonance :  cela ne signifie pas nécessairement être en accord, mais bien un « rapport de réciprocité avec un résolument autre »[4]. Il peut y avoir des frottements, des résistances, mais c’est au moment où je fais réellement l’expérience de l’altérité que je deviens capable de répondre, de réagir, de ressentir comme un appel, une invitation à exister pleinement sans me trouver enfermé dans un monde où l’on « a » une famille, un travail, une religion qui ne disent plus rien[5].

La résonance devient ainsi une expérience de transformation : des personnes vont jusqu’à choisir de changer complètement de mode de vie suite à une expérience qui s’est révélée marquante. Il ne s’agit pas nécessairement d’une expérience spectaculaire, mais celle qui naît par exemple de la découverte d’une autre possibilité de vivre notre relation au monde : « je n’avais pas vu les choses sous cet angle », « je ne pensais pas que c’était possible… »[6].

Rosa ne considère pas que cette expérience entre dans l’espace religieux au sens strict ; il estime toutefois que la religion propose d’entrer dans d’autres dispositions que celle de l’utilité immédiate ou des rapports de possession : « qu’est-ce que cela m’apporte en plus ? » Sans nier les rapports de pouvoir construits au fil des siècles dans l’Église, il met en évidence comme figure centrale ce qu’il nomme la « relation répondante » : « mon existence ne repose pas sur un univers muet, un mécanisme froid, le pur hasard, voire un vis-à-vis hostile, mais une relation répondante. Je t’ai appelé par ton nom, tu es à moi »[7].

J’avoue avoir sursauté à la lecture de cette phrase, avant de constater un peu plus loin dans le texte qu’il ne s’agit pas d’une relation de possession, mais d’une dimension d’altérité : pas de rapport magique, pas d’emprise de cette relation, mais la définition d’un horizon sur lequel je n’ai pas prise, mais dans lequel je ne me sens pas enfermé.

En d’autres termes, le « à moi » – je n’ai pas pu vérifier le texte allemand original – énonce une possibilité radicale de reconnaissance (être reconnu et reconnaître l’autre qui ne m’est pas purement opposé)[8]. Nous ne sommes pas alors dans un pur univers d’objets avec la tentation permanente de réduire les autres humains à cette dimension (ce que cela peut m’apporter d’avantageux, le marchandage de services que je peux opérer…). Selon l’auteur, une société qui perdrait cette modalité de relation serait perdue, car elle s’enfermerait dans ce qu’il dénonce plus haut : la course effrénée dans un rapport de production-consommation et la réduction de la vie humaine à un schéma utilitariste.

Rappelons que l’analyse sociologique et la réflexion philosophique déployées par Rosa relèvent de deux registres complémentaires : le décodage des pratiques sociales d’un côté et, de l’autre, la clarification du sens des énoncés par lesquels nous prétendons nous situer et vivre notre relation aux autres et au monde. Nous avons déjà repéré la coexistence de ces deux approches au sein de la troisième École de Francfort, en particulier chez Axel Honneth qui met en évidence l’importance d’une relation de reconnaissance dans le développement de l’humain et de la construction du social[9].

De la même manière, le sociologue allemand Hans Joas invite à reconnaître les possibilités d’avenir du christianisme par rapport à la sécularisation de nos sociétés et la fin de la religion comme effet inéluctable de la modernité[10]. Comme Rosa, il ne s’agit pas pour lui de plaider pour la restauration d’un passé fantasmé, ou de reprendre un combat identitaire, mais bien d’approfondir la capacité de vivre en démocratie en affrontant les défis de la violence, de la globalisation et le sens d’un humanisme qui n’est pas étranger à l’évangile, même s’il a acquis son autonomie dans le mouvement social et culturel de la modernité.

Joas discerne en effet des enjeux dans des accents proches de ceux développés par Rosa (et par Mounier). En premier lieu, il évoque l’éthos de l’amour face à l’individualisme autocentré. Ensuite, il met en évidence l’importance de la personne et du combat pour la dignité humaine contre la réduction au naturalisme (l’humain comme simple élément du monde naturel animal, végétal…). En troisième lieu, il souligne le caractère communautaire et ce qu’il nomme, à la suite du sociologue et philosophe canadien Charles Taylor, la relation d’agapè, vécue non dans le modèle de soumission à un chef mais dans une relation de réseau « composé par toutes les relations d’agapè possibles »[11]. Enfin, il souligne la dimension de transcendance qui diffère fortement d’une simple évocation de ce qui sort de l’ordinaire : dans le prophétisme juif et dans l’éthos incarné par le Christ, émerge la désacralisation radicale des pouvoirs et la sortie de la sacralisation de l’institution Église elle-même, telle qu’elle s’est construite au fil des siècles[12].

De son côté, le sinologue et philosophe non chrétien François Jullien développe ce qu’il nomme la « dé-coïncidence » : « lorsque la croyance s’est figée en dogme, elle n’est plus un élan intérieur qui ébranle, qui motive et qui mobilise, mais elle s’est murée en contrainte ou en conformisme »[13]. À l’opposé, le christianisme propose dans l’évangile de Jean que Dieu ne saurait « être que dé-coïncidence » avec l’inouï d’une Nouvelle « faisant dé-coïncider le vivant du vital et promouvant l’intime du sujet ». Selon lui, Jésus invite à ne pas « rabattre dans le seul être en vie l’essor de vie », le souffle qui le fait vivre (notamment en Jean 12,25). Il invite dès lors l’Église à se remettre en chantier pour faire retentir à nouveau l’inouï de sa bonne nouvelle.

Certes, cette proposition peut être critiquée et prête à débat. Elle présente en tout cas l’intérêt de sortir des habitudes et des certitudes pour risquer une pensée qui ait du souffle comme l’ont énoncé Joseph Moingt et Gaël Giraud que nous avons eu l’occasion de présenter dans de précédentes éditions de notre revue. Jean-Pol Gallez met clairement en lumière la manière dont Joseph Moingt développe « la révolution spirituelle engendrée par l’idée chrétienne de Dieu »[14]. La démarche éditoriale de Robert Ageneau avec la collection Sens et Conscience chez Karthala, les initiatives de La théologie par les pieds,  entreprises par le CEFOC, Lumen Vitae et d’autres centres de formation ou associations sont autant d’invitations à sortir aujourd’hui du modèle de la citadelle assiégée ou du ronronnement, afin de  risquer des pensées et paroles qui aient du dynamisme et s’enracinent dans la tradition biblique, la vie d’Église et les combats pour l’égalité et la solidarité dans la société globale.

Ces quelques lignes se veulent dès lors des propositions en vue d’un débat à poursuivre et à enrichir, dans un souci de fécondité et d’enracinement dans la vie du monde, en lien avec d’autres personnes et collectifs.

Joseph PIRSON

 

Il me paraît intéressant de reprendre ici deux énoncés de propos des papes François et Benoît XVI, vérifiés selon le recoupement usuel des informations repris dans l’ouvrage de Christian Mathieu, ancien responsable de politiques sociales dans le Pas-de-Calais, enseignant à l’Université de Valenciennes et oblat bénédictin séculier de Maredsous :

Le Pape François s’adressait à des étudiants de Lisbonne dans le cadre des JMJ 2023 : "Nous embrassons le risque de penser que nous ne sommes pas en agonie mais en accouchement."

De son côté, invité en 1968 par une radio allemande à proposer sa vision de l’Église du futur, le Professeur Joseph Ratzinger tenait ces propos : "Elle (l’Église) sera de taille réduite et devra quasiment repartir de zéro... Cela la rendra pauvre. Le processus sera d’autant plus ardu qu’il faudra se débarrasser d’une étroitesse d’esprit sectaire et d’une affirmation de soi trop pompeuse... Il va rester à la fin une Église non du culte politique car celle-ci est déjà morte, mais une Église de la foi... Elle va vivre un renouveau et redevenir la maison des hommes où ils trouveront la vie et l’espoir".

Interview du Professeur Joseph Ratzinger sur une radio allemande en 1968, reprise dans La Vie du 29 novembre 2018.

Christian Fénelon Mathieu, Écoute tu parviendras… Histoire de l’Oblature de l’Ordre de Saint-Benoît, Saint-Léger Éditions, 2023, p. 471-472.


Joseph Pirson

Notes :

[1] Hartmut Rosa, Pourquoi la démocratie a besoin de la religion. Paris, La Découverte, 2023. Il s’agit de la traduction de l’ouvrage paru en allemand chez Kösel Verlag en 2022, Demokratie braucht Religion.

[2] V. H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte 2010 et Aliénation et Accélération. Vers une théorie critique de la modernité tardive, La Découverte, 2012.

[3] H. Rosa, Résonance. Une sociologie de la relation au monde, Paris, La Découverte, 2018

[4] H. Rosa, Pourquoi la démocratie…p. 58-59

[5] H. Rosa, Résonance…, p. 211

[6] H. Rosa, Pourquoi la démocratie…, p. 64-65

[7] Id., p. 72

[8] Id., p. 73

[9] Axel Honneth, La reconnaissance. Histoire européenne d’une idée. Gallimard, NRF Essais, 2020

[10] Hans Joas, La foi comme option. Possibilités d’avenir du christianisme. Paris, Salvator, 2020

[11] Charles Taylor, L’âge séculier, Paris, Seuil, 2011

[12] H. Joas, La foi comme option…p. 209-226

[13] François Jullien, interview dans La Vie, 1er février 2024. V. François Jullien, Dieu est dé-coïncidence, Labor et Fides, 2024

[14] Jean-Pol Gallez, Humaniser selon l’Évangile. Paris, Karthala, Collection Sens et Conscience, 2023




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