Rencontrée au CIL : Anne Leblanc
Anne Leblanc
Publié dans CEM n°142 (3/2024)
C’est avec plaisir que j’ai accepté de répondre à la demande de Marie-Christine et Yvonne de témoigner sur le sens de mon engagement à Entraide et Fraternité et Vivre Ensemble.
In fine, ce petit travail d’introspection m’a permis de mieux comprendre combien celui-ci s’inscrivait dans la cohérence de mon parcours de chrétienne, un peu atypique, je dois le reconnaître, mais parcours toujours guidé par une volonté de plus de justice et de fraternité.
On ne naît pas au cœur de la Basse-Sambre d’un père pétri des luttes socialistes et d’une mère héritière d’une famille profondément catholique sans apprendre à assumer toutes les contradictions de son histoire personnelle. Ainsi, j’allais en vacances chez mes grands-parents qui avaient l’injonction de ma mère de me faire participer à la messe dominicale mais qui refusaient d’entrer dans l’église. Ils m’y conduisaient donc, et je me retrouvais, à six ans, seule à assister à la cérémonie. Heureusement, je les retrouvais ensuite, avec leurs amis, au bistrot de Margot, à Flawinne. Petit souvenir magique de cette enfance toute empreinte de l’amour familial.
On ne naît pas dans les années ’60 sans vivre adolescente avec idéalisme et enthousiasme tous les changements provoqués par Vatican II dans la vie des chrétiens engagés.
C’était pour moi une époque un peu paradoxale. Entre des amis, majoritaires, qui revendiquaient leur rupture avec tout rapport à la foi, à l’institution Église, et d’autres très militants catholiques et favorables à une autre manière d’être chrétiens dans la société, j’ai rapidement fait un choix.
C’est ainsi, entre autres, que j’ai participé au rassemblement des jeunes à Mornimont, organisé par des prêtres accompagnant ce désir de changement et d’engagement. C’est là que j’ai rencontré des militants de la Jeunesse Ouvrière Chrétienne (JOC). Ce fut pour moi un moment essentiel. L’expression parfois extrêmement virulente de leur combat dans le contexte très dur de la crise économique après le choc pétrolier, me semblait non seulement profondément juste mais surtout en parfait accord avec ce que ma famille paternelle défendait dans ses revendications socialistes. J’ai appris le Voir, juger, agir de Cardijn. Un fil rouge toujours essentiel pour moi.
Naturellement, je suis restée fidèle à ce qui me portait pendant mes études universitaires. Tout en m’engageant dans le mouvement étudiant ouvertement de gauche, encore largement inspiré par les combats tiers-mondialistes et luttant contre les mesures anti-immigration des gouvernements de l’époque, je gardais mon ancrage chrétien comme membre du kot à projet Helder Camara. Certes, on organisait l’opération « bol de riz » qui pouvait apparaître comme une simple démarche de récolte de fonds mais nous étions dans une vraie réflexion sur la situation en Amérique latine. Comment devenir de vrais partenaires de la lutte contre la pauvreté et pas simplement des donateurs charitables ? Que dire du choc que nous avons ressenti en voyant le pape Jean-Paul II sermonner sur le tarmac d’un aéroport du Nicaragua en 1983, un des représentants de la théologie de la libération agenouillé devant lui ? Chrétiens, nous n’avions que faire des considérations théologiques du Vatican auxquelles nous ne comprenions rien, trop préoccupés par la pauvreté du peuple. Nous voulions simplement vivre cet essentiel de la doctrine sociale de l’Église : l’option préférentielle pour les pauvres. Et cette image du pape faisant la leçon à un prêtre humilié devant lui était d’une violence rare pour une certaine partie de la jeunesse chrétienne.
Ce même pape eut l’idée de venir saluer la Belgique en 1985 et choisit de faire un petit passage à Louvain-la-Neuve. Il n’était évidemment pas question que les étudiants s’expriment lors de cette visite mais l’Assemblée des étudiants pouvait transmettre à un groupe où toutes les composantes de l’UCL étaient représentées ses revendications. Sans enjeu, on m’a envoyée dans ce groupe et j’ai rédigé un petit texte, largement inspiré de mes lectures de Jacques Berleur, recteur de l’Université de Namur. J’avoue que si j’évoquais cette profonde interrogation concernant la position du Vatican sur la théologie de la libération, j’avais aussi centré mon propos sur la critique du néolibéralisme et sur la responsabilité des universités catholiques dans leur rapport au savoir. Comment justifier cette complicité des institutions universitaires chrétiennes avec une économie au service des plus riches ? À mon grand étonnement, Simon-Pierre Nothomb qui présidait ce groupe a trouvé cela intéressant et a plaidé pour que l’Assemblée Générale des Étudiants de Louvain ait un droit de parole lors de la visite du pape. Véronique Oruba, présidente de l’AGL, a pu, dès lors, prononcer un discours largement remanié par rapport au texte initial mais qui a fait date, je pense, et lui a causé quelques soucis avec le recteur de l’époque.
C’est bien plus tard par ma carrière professionnelle que j’ai retrouvé Entraide et Fraternité. Je devais représenter, institutionnellement, l’enseignement catholique à l’assemblée générale d’Entraide. Sans plus. Un lien de façade, au nom de l’héritage du pilier catholique déjà chancelant.
Grâce à cette « représentation officielle », j’ai heureusement pu découvrir la qualité du travail de cette association et de sa « petite sœur » Vivre Ensemble.
D’abord sous l’angle du travail de formation et d’éducation qui était évidemment une ressource pour les élèves et pour les enseignants. À l’heure de l’invocation politique à l’éducation à la citoyenneté, le pôle éducation d’Entraide proposait des outils de prise de conscience des enjeux mondiaux et locaux ouverts à tous mais ancrés dans le message de l’Évangile. J’avoue aussi que le travail réalisé autour de l’encyclique Laudato Si et puis de Fratelli Tutti m’a permis de me réconcilier avec l’institution papale. Je dois remercier ici Dolores Fourneau qui fait, avec ses collègues, ce travail remarquable.
Ensuite, en 2014, une intervention de Michel Molitor[1] lors d’un colloque organisé par Entraide m’a profondément marquée. Ce qu’il nous présentait de l’histoire d’Entraide résonnait particulièrement pour moi. Comme les militants de ces associations, dans les années ’70 et ’80, j’ai pris conscience que mettre au cœur de mon engagement chrétien l’option préférentielle pour les pauvres conduit à assumer une dimension politique forte au risque de se heurter à d’autres conceptions au sein même de l’Église. Comme eux, depuis la chute du bloc soviétique, j’ai craint cette expansion incontrôlée du capitalisme, cette mondialisation dont on semble désormais mieux mesurer les risques et l’inhumanité. Comme eux, je continue à me révolter contre une pauvreté grandissante tant au Sud que chez nous. Je sais que ma conception de l’engagement qui veut militer pour « changer une situation ou résister à une situation inacceptable » n’est plus forcément partagée par la majorité qui choisit désormais de se mobiliser ponctuellement, en fonction de l’émotion et pas sur la durée. C’est et cela restera pourtant ma manière de vivre et d’exprimer modestement ma foi. C’est aussi ma volonté de clamer l’espérance dans l’avenir au cœur d’un monde pourtant désenchanté où le discours dominant est souvent celui d’une certaine désespérance, voire d’une désespérance certaine.
Nous devons pourtant continuer à refuser une société injuste, à résister dans la fraternité avec les partenaires du Sud et du Nord et continuer à conscientiser la jeunesse. Tout cela à travers le message au cœur de l’Évangile et à l’absolue nécessité d’agir aujourd’hui et demain.
Anne Leblanc (Entraide et Fraternité)
Notes :
[1] https://archives.entraide.be/IMG/pdf/broengagementchretien.pdf
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