Les mots pour le dire : "extrêmes" …
Jean-Marie Culot
Publié dans Bulletin PAVÉS n°79 (6/2024)
Les résultats électoraux auront envahi, en marée, nos conversations. Avec quels mots ?
"Extrêmes", par exemple, pour désigner ces deux partis aux propositions plus radicales que celles des Gauche et Droite ‘traditionnelles’. Pertinent sans doute, mais ni cette Droite, ni cette Gauche n’acceptent d’être ainsi qualifiées, s’en offusquent même. « « Nous sommes de droite, juste de droite, pas d’extrême droite ; les gens ont évolué ; il y a davantage de diplômés ![1] ».
À tenter de clarifier, serions mieux inspirés d’interroger les origines de ces mouvements, le nationalisme et le communisme ? De relever, pour l’un, l’innommable des années de la collaboration notamment, pour l’autre, celui des époques léniniste et soviétique ? Mais, désormais, ces généalogies sont soigneusement masquées par les tenants de ces partis, et - signe d’une dédiabolisation réussie -, ne sont même plus évoquées par leurs opposants : la référence au passé pourrait obscurcir le débat ! Comme en dîner de bonne famille, des silences.
Et le vrai, quels mots aujourd’hui pour le dire ? À entendre les extrémistes, « aujourd’hui, on ne peut plus rien dire ! » C’est nous qui connaissons le vrai, au quotidien, les vraies causes des problèmes : l’invasion des étrangers, le détournement des ressources, mais nous nous trouvons empêchés de le dire, dénigrés, muselés par les tenants de la mondialisation, par les puissants, habiles en confiscation.
Ainsi, c’est au lexique de la confrontation, et parfois de la haine[2], que s’alimentent les ‘extrêmes’ : nous avons à contrer ces étrangers qui viennent perturber notre mode de vie, détourner nos allocations ; à nous confronter aux riches, et c’est une lutte de classes qu’il s’agit de poursuivre.
Ainsi, y a-t-il encore des mots communs, des mots pour se comprendre, d’un champ à l’autre de nos sociétés ? Relevons en tout cas ceci, éclairant et d’importance : ce ne serait-ce pas tant dans le registre du social et de l’économique – comme l’estimeraient spontanément les centristes – que, dans nos démocraties, se gagnent les avancées et se mesurent les pertes, mais dans celui du psychologique, de l’identité. Et les extrêmes y sont manifestement gagnants.
« La démocratie est minée par toutes les voix de faible ampleur, par la négligence des vies ordinaires, par le dédain des vies jugées sans relief…[3] » ; « la tentation est forte de se laisser séduire par les mouvements antipolitiques et populistes qui prétendent être, eux, les authentiques porte-parole des sans-grades et les véritables défenseurs de la dignité bafouée.[4] ».
Et l’on ne s’étonnera pas, dès lors qu’il s’agit d’identité, que les extrêmes, et plus encore à droite qu’à gauche, soient réticents aux évolutions, aux mœurs et aux modes des arrivants, aux émancipations (de l’intime, du couple), aux remaniements des mesures sociales, aux appels à la mondialisation. Crainte de perdre l’acquis en innovations.
La démocratie n’irait-elle pas de soi ? En ce domaine encore, nous, les Occidentaux, nous nous montrons satisfaits d’en avoir imaginé les institutions, de les avoir proposées de par le monde - volontiers condescendants. Mais notre démocratie est inadéquate si, dans sa forme actuelle, elle a perdu à gauche les laissés pour compte, en attente de représentation et de légitimation et, à droite, les apeurés de l’altérité et de l’innovation. Si, accueillante au néo-libéralisme et à la mondialisation, elle n’a été favorable qu’à une fraction de la population, et si ‘les autres’ – bien nombreux, à décompter les scores belges – n’y retrouvent plus ni leurs mots, ni leurs identités ?
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Des mots encore et, ici, parlons d’avalanche. « Pourquoi les Flamands sont-ils plus préoccupés par l’immigration que les francophones ? », À cette question posée à Stefaan Walgrave, politologue d’Anvers[5], la réponse étonnera-t-elle : les francophones sont à peine moins à droite que les Flamands, se sentent autant « menacés » mais au seuil de l’isoloir, ils ne considèrent pas l’immigration comme une priorité et ne votent pas extrême droite.
Comment se l’expliquer ? Il y a évidemment de multiples raisons pour lesquelles les gens considèrent des thèmes comme importants, tels l’inflation, le climat. Pourrait s’y retrouver l’immigration et, pour certains, des problèmes qui y seraient liés. « Mais de nombreuses recherches ont montré que les médias sont également à l’origine de cet agenda politique. En d’autres termes, plus les journaux ou les télévisions s’attardent sur une question particulière, plus les gens estiment qu’elle est importante. »
On rappellera que le cordon médiatique a été rompu en Flandre, que le Vlaams Belang est accueilli aux débats tv. Qu’il dépense considérablement plus, en promotion, que les autres partis dans les réseaux sociaux[6]. La combinaison de la réalité quotidienne et de la couverture médiatique crée « l’agenda public » : ce qu’un public considère comme important.
Les thèmes du parti pour lequel vous avez voté continueront à vous intéresser et vous serez inévitablement attentif à sa communication ; ainsi le thème de l’immigration, ressassé par le Vlaams Belang, devient familier, bientôt renforcé, en spirale. Alors qu’il est moins question d’immigration dans les publications et débats en Wallonie.
Une confirmation ? Sur ce sujet, en Flandre, il n’y a pas de différence de position entre les zones urbaines et rurales, confrontées ou non à des migrants : mais on y lit les mêmes journaux, on y suit les mêmes émissions, on s’y conforte dans les mêmes réseaux sociaux. Triomphe du marketing politique !
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Terminons, et plutôt que par une conclusion, par cette invitation de Marius Gilbert. « Mais pourquoi ne faudrait-il voir notre modèle démocratique que comme une fin qui ne serait perfectible qu’à la marge ? Ne devons-nous pas, à l’instar de tout autre modèle humain, le corriger en permanence selon les fonctions qu’on en attend, en interroger les limites, les imperfections, le modifier pour qu’il soit plus robuste. Et puisse mieux résister aux crises, à la corrosion de la désinformation et aux conflits extérieurs. Depuis une dizaine d’années, en même temps que les conflits éclatent, les indicateurs nous montrent que la démocratie régresse.
L’idéal démocratique, comme la quête du savoir, est un horizon jamais atteint, un objectif de progrès, une direction qu’une société se donne. … Peut-être avons-nous passé un peu trop de temps à y contempler la vue et qu’il est temps de hisser la génération de demain sur nos propres épaules pour qu’elle puisse regarder plus loin que nous. »[7]
Jean-Marie Culot (Hors-les-murs)
[1] Le Soir, 16 et 17 mars 2024, un article de Stephan Vande Velde.
[2] se démarquant ainsi du lexique de la concertation, centriste.
[3] Pierre Rosanvallon, Le parlement des invisibles, Paris, Seuil, coll. « Raconter la vie », 2014.
[4] Pierre Rosanvallon, Les épreuves de la vie. Comprendre autrement les Français, Paris, Seuil, coll. « Le compte à rebours », 2021. Cité par Guillaume Le Blanc, Panique d’identité. Dans la tête des sympathisants du Rassemblement National. Esprit, octobre 2023 - n° 502, p. 82. Note : c’est la réalité française qu’analysent ces auteurs, où le RN a conquis bien des électeurs fidèles auparavant aux gauches socialiste et communiste.
[5] Alexandre Noppe, Le Soir du w-e 30 mars au 1er avril 2024, p. 11.
[6] « En 2023, le Vlaams Belang était le parti belge ayant le plus dépensé d’argent auprès de Meta (Facebook et Instagram), avec près de 1,7 million d’euros ». Le Soir, 11 mars 2024. - « ...87,56 % des dépenses de propagande engagées sur Facebook et Instagram par les partis en Belgique sont le fait des néerlandophones. Le Vlaams Belang investit le plus, devant la N-VA et le PVD. » Le Soir, 22 janvier 2024.
[7] Marius Gilbert, Sur les épaules des démocrates, Le Soir du lundi 6 mai 2014, p. 24, extraits.
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