Relire Emmanuel Mounier : « un théologien en veston »
Marcel Clotuche
Publié dans Bulletin PAVÉS n°79 (6/2024)
Dans le dernier numéro de cette revue, Claude Rolin et Joseph Pirson nous livraient une recension solide du dernier ouvrage d'Hartmut Rosa, Pourquoi la démocratie a besoin de la religion. Et tous les deux y évoquaient la figure d'Emmanuel Mounier, Joseph ajoutant qu' « il est trop souvent oublié à l'heure actuelle »...
La reparution, l'an dernier, chez Salvator, de L'affrontement chrétien, avec une longue introduction du philosophe Foucauld Giuliani nous donne l'opportunité de réparer modestement cet oubli, en revenant sur cet ouvrage, bref (une centaine de pages) mais percutant, paru il y a exactement 80 ans.
Les conditions de sa rédactionDurant l'hiver 1943-1944, Emmanuel Mounier est un homme affaibli et aux aguets. Début 1942, il a été arrêté par la police de Vichy, régime qu'il a cru un moment pouvoir infléchir. Il est emprisonné pendant de longs mois, soupçonné de participer au mouvement de résistance Combat. D'abord incarcéré à Vals-les Bains, une éprouvante grève de la faim lui permet d'être transféré à la prison Saint Paul de Lyon, malgré l'opposition du secrétaire général de la police, René Bousquet. Lavé du soupçon de complicité avec la résistance, il est acquitté le 30 octobre 1942. Sous un faux nom, il se réfugie avec sa famille, à Dieulefit, en Drôme provençale, et vit dans la pension Beauvallon, à côté de l'école du même nom. Il y restera jusqu'à la libération. Le bourg est le refuge plus ou moins clandestin de nombreux intellectuels, en danger sous l'occupation. Parmi eux : Pierre Emmanuel, Pierre-Jean Jouve, Louis Aragon et Elsa Triolet, René Char, André Rousseaux, Henri-Pierre Roché, Clara Malraux, Andrée Viollis et Georges Sadoul...Pendant la guerre, Dieulefit accueille aussi plus d'un millier de réfugiés.
Mais cet homme, de constitution fragile, diminué par l'incarcération et la grève de la faim, est aussi affecté dans sa vie personnelle. Sa fille Françoise, née en 1938, atteinte d'encéphalite et réduite à une vie végétative, est décédée. Sa revue Esprit, fondée en octobre 1932, a été interdite en août 1941, par la censure de Vichy. Lui qui avait dénoncé les accords de Munich (fin septembre 1938), voit une Europe à feu et à sang. Et même si des signes annoncent la défaite du IIIe Reich, il sait que Staline monte en puissance et que le pire est à venir...
Emmanuel Mounier, malgré le tragique de la situation, reste dans l'action et la réflexion, alors qu'on voulait le réduire au silence et à l'inaction. Avec Andrée Viollis, il rédige le journal Le Résistant de la Drôme. Il donne régulièrement des conférences à l'école des cadres d'Uriage (dans l'Isère) et marque l'école de sa philosophie. Et on peut imaginer les conversations nouées entre tous ces exilés, concentrés sur un si petit territoire. A l'ombre d'un tilleul, selon des témoins, il rédige, durant l'hiver 43-44, L'Affrontement chrétien.
Un message percutantLes conditions de rédaction du livre influent sur le contenu lui-même. Quand la guerre sera terminée (et certaines nouvelles font croire à cette fin prochaine), l'Europe sera à reconstruire. Et quelle sera la place des chrétiens dans cette immense entreprise ? Emmanuel Mounier pose le sujet à son point d'incandescence. Et comme Péguy, un de ses maîtres à penser (son premier livre, La pensée de Charles Péguy, paraît en 1931), il privilégie la dimension de l' « incarnation », vrai test d'authenticité. Il reprend à son compte l'aphorisme de Péguy : « Le spirituel couche dans le lit de camp du temporel. » A vouloir les séparer, on s'expose à la trahison.
Dans ce livre, Emmanuel Mounier entreprend un dialogue à distance avec Friedrich Nietzsche, sans doute le philosophe moderne le plus brillamment anti-chrétien. Le christianisme a-t-il dévirilisé l'homme ? A-t-il mis en place cette morale d'esclaves que dénonçait le philosophe allemand ? Mounier accepte l'attaque et y répond avec vigueur. Renvoyant les timides à leurs « bondieuseries », il montre que le chrétien, nourri par l'Évangile, peut assumer le mouvement de l'histoire, sans entrer dans les compromis et les ambiguïtés. Et qu'il le doit. Cet affrontement au monde et cet affrontement à Dieu ne sont pas dissociables et se nourrissent mutuellement. Renoncer à l'engagement dans l'histoire est impossible : nous sommes déjà « embarqués » et toute abstention est illusoire.
Face au repli individualiste et aux conditionnements collectivistes, il propose une « troisième voie », entre le libéralisme sauvage et le collectivisme totalitaire : le personnalisme communautaire. Non un nouveau système, mais une perspective, une méthode et une exigence. Et chez Mounier, cet engagement repose sur une foi solide : Dieu, le premier, s'est engagé et il n'est pas resté absent de l'histoire. Toujours l'Incarnation...
Les chrétiens doivent donc se faire une haute idée de leur vocation. Reprenant les accents de Georges Bernanos, dans Les Grands Cimetières sous la Lune (1938), il s'en prend aux compromissions et aux tiédeurs des chrétiens de son temps. Pour lui, la prudence devient lâcheté et passivité, face au « désordre établi », devant lequel le chrétien doit être « un dissident » ... Loin des sacristies confinées, le chrétien doit abandonner son confort petit-bourgeois. Mounier espère un « christianisme de plein air » ...
Dans un style vigoureux, volontiers pamphlétaire, parfois daté, il pose un questionnement radical sur la capacité des chrétiens à s'engager concrètement dans l'histoire à faire, en prenant enfin au sérieux l'abrupt évangélique. Il en appelle à une reconstruction totale de notre civilisation et à une « révolution spirituelle ».
En 1950 (l'année de sa mort, quelques jours avant ses 45 ans), paraît son dernier livre Feu la Chrétienté, comme en écho à L'Affrontement chrétien. Il y annonce « la mort de la chrétienté occidentale, féodale et bourgeoise ». Et il affirme : « Une chrétienté nouvelle naîtra demain ou après-demain, de nouvelles couches sociales et de nouvelles greffes extra-européennes. Encore faut-il que nous ne l'étouffions pas avec le cadavre de l'autre. » Des propos qui résonnent parfaitement dans les pages de cette revue...
Marcel Clotuche