En mémoire de Gustavo Gutiérrez
Ignace Berten
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Prêtre, philosophe et théologien péruvien, Gustavo Gutiérrez est considéré comme le père de la théologie de la libération. Il est décédé le 22 octobre 2024 à Lima.
Dominicain et théologien, Ignace Berten lui rend hommage.
J’ai eu le bonheur de rencontrer à plusieurs reprises Gustavo Gutiérrez. D’abord, dans le cadre de l’Institut international Lumen vitae, institut universitaire de théologie pastorale à Bruxelles, à partir de 1971. À l’époque, les étudiants qui s’y inscrivaient devaient avoir eu un diplôme d’études supérieures et au moins deux ans d’engagement professionnel proprement pastoral ou social. Une section y avait été créée : Libération et développement. J’en étais le directeur adjoint. Une caractéristique de cette section était que la majorité des étudiants venaient d’Amérique latine, mais plusieurs aussi d’Afrique du Sud. Leur motivation : en raison des régimes en place, militaire au Brésil depuis 1964[1] et d’apartheid en Afrique du Sud, aucune pensée critique libre n’y était possible. J’ai aussi rencontré Guttiérez à plusieurs reprises en Amérique latine. Je garde le souvenir d’un homme d’une très grande gentillesse, très cordial, et marquant par la qualité de sa foi et de sa réflexion humaine, théologique et spirituelle.
1969, année officielle de la naissance de la théologie de la libération
Cette expression fut créée et lancée par Gutiérrez lors d’une conférence en 1968, Hacia une teología de la liberación, en vue de la deuxième assemblée générale des épiscopats d’Amérique latine (CELAM) à Medellin, en Colombie, qui consacre de quelque manière l’expression.[2] Cette assemblée consacre aussi l’expression de choix prioritaire pour les pauvres (on retiendra dans la suite plutôt option préférentielle pour les pauvres, moins tranchée).
À Lumen Vitae, chaque année étaient invités comme professeurs des théologiens s’inscrivant dans ce nouveau courant de libération né en Amérique latine. Parmi eux, Gustavo Gutiérrez, mais aussi d’autres comme Cecilio de Lora, Clodovis Boff, Gerardo Girardi et encore Bernard Joinet pour la Tanzanie[3].
Dans cette dynamique, Gutiérrez est celui qui a le premier élaboré une véritable théologie de la libération dans son livre Teología de la liberación : perspectivas, en 1971. Ce livre a été publié en français aux éditions de Lumen vitae en 1974 : Théologie de la libération (j’ai alors été chargé d’en réviser la traduction).
En quoi consistait cette théologie ?
En deux mots, elle se situe au confluent de
plusieurs facteurs :
1) Vatican II (1962-1965), la revalorisation de la Bible et l’attention
aux pauvres (le Pacte des catacombes à l’initiative de dom Hélder
Câmara) ;
2) le mouvement des communautés de base, qui se développe principalement à
partir du Brésil, où on donne la parole aux populations pauvres ;
3) le développement de la théologie politique en Europe (Jean-Baptiste Metz et
Jürgen Moltmann) ;
4) le développement de la théorie économico-politique de la dépendance par la
Commission économique pour l’Amérique latine (CEPAL), qui fait appel à certain
outils d’analyse marxiste : la pauvreté n’est pas l’effet d’un retard de
développement (les théories européennes et nord-américaines), mais l’effet
d’une dépendance économique et politique.
À l’époque, la théologie de la libération se développe selon différentes lignes : une ligne qui radicalise l’approche marxiste : comme Hugo Assmann, en Uruguay, et une ligne plus pastorale dans le sens d’une théologie du peuple, en Argentine, comme Juan Luis Scannone, qui a fortement marqué le pape François. Entre ces deux pôles, Gustavo Gutiérrez est le meilleur représentant de la ligne dominante de la théologie de la libération à l’époque.
Ce qui pour moi caractérise Gutiérrez,
c’est l’équilibre des différentes dimensions de sa théologie.
Il s’agit bien d’une œuvre proprement théologique, assez classique du point de vue du dogme, mais avec des accents propres : une forte inspiration biblique qui intègre l’option prioritaire pour les pauvres conduisant à une praxis libératrice, l’écoute de l’expérience des croyants telle qu’elle s’exprime dans les communautés de base, l’analyse sociale, économique et politique dans la ligne de la théorie de la dépendance et une très forte spiritualité.
La Congrégation pour la doctrine de la foi le mettra durement en cause, sans jamais cependant le condamner. À Lima, qui était son diocèse d’appartenance, l’archevêque le critique très durement et le prive de parole dans le diocèse. Proche des dominicains, il s’engage alors dans l’Ordre et y fait profession en 2004, ce qui lui assure davantage d’autonomie. Il est totalement réhabilité par François.
Quant à la théologie de la libération, avec l’avènement de régimes formellement démocratiques, elle connaît dans les années 90 un creux, pour rebondir autrement à l’heure actuelle, de façon moins centrée sur l’approche économico-politique et en se diversifiant : théologie féminine, théologie de l’environnement, théologie indigène…
12 novembre 2024
Ignace Berten (dominicain)
https://saintmerry-hors-les-murs.com/2024/11/12/en-memoire-de-gustavo-gutierrez/
[1] Ce sera le cas ensuite au Chili en 1973, puis en Argentine et en Uruguay en 1976.
[2] J’ai été appelé à participer à la 4e conférence du CELAM à Santo Domingo, en 1992 comme conseiller théologique de la conférence épiscopale du Brésil. Gustavo Gutiérrez et les autres théologiens se situant dans le courant de la théologie de la libération avaient été interdits d’entrée au pays par le gouvernement, de mèche avec la Congrégation pour la doctrine de la foi. Ces théologiens se sont alors réunis à Mexico et le petit groupe de théologiens travaillant en appui des évêques brésiliens, nous avons travaillé avec ceux de Mexico par échange électronique…
[3] Quant à Lumen Vitae, une intervention romaine impose la fermeture de l’Institut en 1975. C’est l’approche théologie de la libération qui y est condamnée, avant la publication des deux grands documents de la Congrégation pour la doctrine de la foi (1984 et 1986) la première étant une condamnation pure et simple de cette théologie, la seconde, suite à une intervention de l’épiscopat du Brésil auprès de Jean-Paul II, étant beaucoup plus nuancée. L’Institut reprendra en 1977 sans la section Libération et développement, dans un sens plus exclusivement pastoral