La vulnérabilité et l’engagement
Deux ouvrages de Marie-Jo Thiel à partager
Joseph Pirson
Publié dans HLM n°178 (12/2024)
Titulaire d’un doctorat en médecine, d’un doctorat et d’une habilitation en théologie, Marie-Jo Thiel est professeure émérite de l’Université de Strasbourg où elle a travaillé et enseigné les questions d’éthique. Au-delà de recherches impressionnantes et de publications reconnues en ce domaine, elle a toujours gardé le souci de proximité des actrices et acteurs de terrain. C’est ainsi que dans un contexte douloureux pour celles et ceux qui ont été victimes d’abus sexuels et spirituels en Église, elle a rencontré et accompagné les personnes et a publié plusieurs ouvrages avec un engagement constant dans un souci de prévenir les abus[1]. Cette situation n’est en effet pas simplement un ensemble d’actes criminels liés au passé : c’est une crise systémique que nous révèle l’ensemble de ces abus que l’on ne peut réduire à des comportements individuels déviants.
La publication en 2023 puis en 2024, de deux livres, à la fois distincts et profondément reliés, nous amène à rédiger des commentaires qui tiennent compte de l’apport spécifique de chaque ouvrage : en effet l’un est lié à l’étude de la vulnérabilité comme possible force, l’autre procède, dans une réflexion très documentée et argumentée, à la mise en question du célibat ecclésiastique comme obligation pour ceux qui veulent faire partie du presbytérat dans l’Église catholique latine[2]. Quel rapport peut-il y avoir entre la question de la vulnérabilité et celle du célibat ecclésiastique obligatoire dans l’Église latine ? Dans un prochain numéro de notre revue, je reviendrai de manière plus détaillée sur ces questions, notamment par rapport aux enjeux actuels et à la perspective synodale, que Marie-Jo Thiel nous propose comme voie nécessaire pour ne pas se limiter à des discours. On ne peut toutefois lire de manière satisfaisante son étude critique de l’obligation du célibat ecclésiastique si l’on met de côté l’impressionnante recherche sur « la vulnérabilité humaine » et ses différentes facettes. À aucun moment elle ne livre une position théorique : son écriture apparaît en effet nourrie de sa double expérience de médecin à l’écoute des victimes et de théologienne engagée de longue date dans la prévention des abus.
La vulnérabilité et la crise des abusLe premier ouvrage présente l’originalité d’aborder la question des abus à partir de la vulnérabilité. Le choix du terme plutôt que celui de fragilité n’est pas le fruit du hasard. Alors que la fragilité renvoie à une faiblesse, la vulnérabilité renvoie à ce que l’auteure appelle la « porosité ontologique » ou « perméabilité » : « elle ouvre à la relation à l’autre, aux institutions (Église, société), et conséquemment à des interactions systémiques »[3].
Le lien est plus étroit qu’on ne pourrait le penser entre une vision fantasmée du célibat comme modèle de vie nécessaire pour les prêtres latins et le sentiment de superpuissance éprouvé quand ces personnes (des célibataires masculins consacrés) ont un pouvoir sur les consciences : la question des abus renvoie, comme déjà énoncé, à une crise systémique, et non à une simple énumération d’actes individuels. L’analyse de l’affaire Michel Santier, l’ancien évêque de Luçon (2001-2007) et de Créteil (2007-2021), introduit l’étude plus globale, en termes de « cas clinique » qui « récapitule de nombreux aspects de la crise systémique des abus « et illustre à sa façon l’absence de prise en compte de la vulnérabilité » (p. 34). Cette « affaire » porte en effet un éclairage cru sur des événements dramatiques : c’est au nom de son pouvoir spirituel que, dans les années 1990, alors qu’il n’était pas encore évêque, Michel Santier a obligé de jeunes hommes majeurs à se dévêtir durant une séance de confession, au sein de la communauté charismatique dont il était à l’époque le « berger général » ! Or l’agression révélée par une des victimes en 2019 n’a été véritablement divulguée qu’en 2022, dans une confusion entre la discrétion nécessaire et l’occultation des faits, ce qui amène à poser un grand nombre de questions sur les autres cas dénoncés et mis sous le boisseau (p. 34-41).
Cette situation inquiétante amène à distinguer les formes et manières par lesquelles comme personnes humaines nous nous révélons vulnérables.
La non équivalence des formes de vulnérabilité et les risques de manipulationLa vulnérabilité se définit avant tout comme perméabilité aux relations humaines : or celles-ci sont toujours marquées par des émotions, des affects conscients et inconscients. Elle a été exploitée par des personnes qui se sont enfermées dans leur pouvoir sur les autres, au plan physique ou spirituel, ou aux deux à la fois. Dans un précédent numéro de notre revue, j’avais évoqué la visite canonique de Monseigneur Boulanger, ancien évêque de Bayeux-Lisieux au Foyer de Charité à Ottrott (Bas-Rhin) : il affirmait, lors d’une homélie, le caractère infiniment pervers du pouvoir spirituel, quand celui-ci conduit à opprimer les autres et à les utiliser, au nom du Dieu de Jésus-Christ !
On ne peut dès lors mettre sur le même pied la vulnérabilité des auteurs d’abus et celle des victimes. Sans confusion entre les structurellement pervers et d’autres auteurs d’abus, l’auteure invite à scruter de plus près la personnalité des abuseurs : « ces personnalités narcissiques ont besoin de séduire et de subjuguer pour ne pas s’effondrer. Ainsi ils peinent à reconnaître autrui dans ses mérites. Ils doivent d’abord briller eux-mêmes pour être rassurés inté-rieurement » (p. 51). Cette tendance est renforcée quand des personnes se voient attribuer le privilège de la gestion du sacré et le pouvoir particulier lié à leur fonction et à leur consécration (ordination épiscopale et presbytérale)
La notion de « pouvoir sacré » joue effectivement un rôle important dans cette hypertrophie des attributs liés à la fonction cléricale chez les évêques et chez les prêtres. Les dominés ont eux-mêmes intégré cette division stricte des rôles et en particulier la relégation des femmes à des rôles subalternes : le cléricalisme dans son renforcement du verrou « sexe-genre-pouvoir » ne permet pas de se reconnaître authentiquement toutes et tous comme « mem-bres du peuple de Dieu » appelés à vivre sous le signe de l’Évangile vécu et annoncé (V. p. 52-64). Or c’est à ce niveau que se noue la reconnaissance d’une vocation commune, non enfermée dans une relation pur-impur absente de la perspective évangélique. Il en va de même pour la « compréhension de la sexualité comme source d’impureté », la « supériorité des vocations consacrées sur le laïcat », la relation hommes-femmes, la confusion entre vulnérabilité et péché alors qu’une perspective plus synodale de la vocation commune des personnes baptisées est d’être « prêtre, prophète et roi ».[4]
Face aux tendances du transhumanisme qui entend mettre en œuvre la supériorité technologique, Marie-Jo Thiel met de son côté en exergue l’importance d’une « Église qui assume sa vulnérabilité », qui « consent à avoir besoin d’autrui » et l’originalité d’une proposition de sens qui prend radicalement au sérieux notre humanité dans toutes ses dimensions de force et de faiblesse.
Du Dieu pervers au Christ vulnérableIl est important dès lors de s’interroger sur les représentations que les chrétiens (et les catholiques en particulier) se font du Dieu de Jésus-Christ quand ils affirment « Dieu veut de moi », « c’est la volonté de Dieu qu’il en aille ainsi… ». Le discours théologique se révèle « distordu », réducteur des images bibliques, « où les discours sur Dieu laissent moins parler Dieu qu’ils ne le font parler » (p. 79).
Marie-Jo Thiel s’inscrit ici clairement dans la perspective de Maurice Bellet quand celui-ci dénonce le Dieu pervers, c’est-à-dire le Dieu qui confisque la capacité de vie qu’il a donnée et exige tout, veut pour lui seul notre amour au nom de ce qu’Il est Amour Éternel et qu’il peut donc tout nous demander[5]. Ce Dieu devient alors rapidement un dieu qui domine, qui n’aime pas et qui persécute (p. 86-101). Son amour exige en effet de tout lui donner en retour et de devenir parfait, quoi qu’il en coûte[6].
Cette représentation a causé et cause encore d’énormes dégâts et l’on comprend aisément pourquoi de nombreuses et de nombreux catholiques abandonnent tout à fait la croyance, incapables de supporter cette identi-fication d’amour et de cruauté. L’auteure montre également comment cette vision a commandé un ensemble d’attitudes des responsables ecclésiasti-ques. À la suite de son expérience multiple de philosophe, de psychanalyste et de théologien, Maurice Bellet comprend de quelle manière s’est développé un rejet de la religion chrétienne, même si le processus mortifère dénoncé n’est pas propre au christianisme[7].
Une tâche essentielle est de déconstruire ce Dieu-là et de repenser le rapport à l’Évangile. Cette tâche, reconnaît l’auteure à la suite de Bellet, est nécessaire, mais elle n’est pas une sinécure. Elle consiste à prendre une voie qui n’est pas aisée, qui se refuse à nommer Dieu de manière définitive comme si nous pouvions le cerner, le posséder, que l’on soit clerc ou laïc. Or beaucoup de discours deviennent inaudibles quand, au nom de Dieu, on impose un chemin qui blesse en profondeur des personnes en leur faisant croire que c’est au nom d’un Amour infini qu’on les traite ainsi. Ce travail de discernement à opérer à taille humaine nécessite de la patience, l’éveil de la capacité de se laisser interpeller en profondeur, comme l’énonce l’auteure dans la même ligne que Maurice Bellet et d’autres, tel le théologien allemand Jean-Baptiste Metz[8]. Cette logique de l’Évangile amène à prendre conscience de sa propre vulnérabilité et à casser les logiques de pouvoir et de violence. Les réflexions en profondeur sur la Memoria Christi invitent en effet à reconnaître le caractère libérateur de celle-ci : elle met en péril « l’assurance des puissants » et ouvre sur une large solidarité avec « les victimes, les exclus, les pauvres »[9]. Ces propos mériteraient certes de plus amples développements, mais il nous paraît suffisant à ce stade d’indiquer quelques pistes de lecture qui invitent à sortir d’une perspective trop rapidement adoptée quand des personnes, en particulier des responsables religieux ou laïcs, croient détenir la vérité.
Or beaucoup « d’abus de pouvoir commis par des hommes et des femmes dits d’Église sont liés au fait d’avoir ‘résolu’ la question de Dieu en pensant « disposer du savoir sur Dieu par leurs études ». C’est le cas, quoique de manière non exclusive, de la part des clercs, investis d’une mission particulière et convaincus d’une supériorité morale liée à leur engagement. C’est en refusant de nous enfermer dans une vision chimérique de l’Église que nous devenons capables d’entrer dans la perspective de prendre soin des autres alors que nous avons reconnu notre propre vulnérabilité.
Pour un ‘prendre soin’ des humains et de l’Église : retrouver le sens d’une réforme communeSelon Marie-Jo Thiel et plusieurs spécialistes des sciences humaines, pour que la vulnérabilité devienne réel chemin d’humanisation, elle doit répondre à des conditions précises. En effet, si nous voulons que le souci de l’autre (le care) soit effectif et ne débouche pas sur des abus (sexuels et/ou spirituels) il doit s’enraciner dans des attitudes d’accueil, de justice, de capacité d’écoute et de prise au sérieux de l’autre, des autres dans leur propre situation de détresse, notamment dans des situations de justice réparatrice ou restaurative.
Elle l’exprime clairement sur base des mises au point qu’elle a opérées à propos de la situation différente des victimes et des abuseurs. Cela nécessite une nouvelle culture organisationnelle de l’Église qui bouleverse « les routi-nes dogmatiques et canoniques » (p. 174-176). Elle reprend notamment le questionnement du philosophe Michel Foucault : en 1990, celui-ci décrit la pastorale chrétienne « comme un art de gouverner jusqu’à la coercition et qui va irriguer toute la modernité » et qui implique « l’obligation de se laisser gouverner pour parvenir au salut »[10].
Le terme « réforme » fait souvent peur. Selon Marie-Jo Thiel et d’autres, la crise vécue dans le système des abus pourrait être « un kairos, un temps de reconfiguration des rôles et des relations entre baptisés » en sortant de la démesure du pouvoir exercé par des clercs, avec la conviction que la vulnérabilité « peut certes être ouverture à l’intrusion délétère toujours possible mais aussi source de fécondité relationnelle » (p. 183).
C’est en ce sens qu’est orienté également le dialogue mené avec Patrick Goujon, à la fin de l’ouvrage[11]. L’analyse critique des origines du célibat ecclésiastique obligatoire et de sa signification actuelle mérite amplement d’être située dans la ligne de cette approche approfondie de la vulnérabilité. Nous y reviendrons dans le prochain numéro de la revue.
Joseph Pirson
[1] L’Église catholique face aux abus sexuels, Paris, Bayard, 2022 et Abus sexuels : hiel écouter, enquêter, prévenir, Presses Universitaires de Strasbourg, 2022.
[2] Marie-Jo Thiel avec la participation de Patrick C. Goujon, Plus forts car vulnérables ! Ce que nous apprennent les abus dans l’Église, Paris, Salvator, 2023. Marie-Jo Thiel, La grâce et la pesanteur, Paris, Desclée de Brouwer, 2024.
[3] Marie-Jo Thiel, Plus forts car vulnérables, p. 10
[4] V. nt. p. 65 et p. 81. L’auteure reprend ici l’expression classique du « sensus fidei » ou « sensus fidelium », c’est-à-dire l’intuition qui permet le discernement. dans l’Esprit. Cette définition nécessiterait sans doute des clarifications, mais elle met en évidence la capacité plurielle de « sentir » comment vivre et croire dans la société où l’on vit. L’historien français Henri-Irénée Marrou a notamment exploré cette dimension dans son analyse de l’Épître à Diognète, un écrit du 2e siècle qui entend montrer la nouveauté radicale du christianisme dans la société de l’époque.
[5] Maurice Bellet, Le Dieu pervers, Desclée de Brouwer, 1979, réédité en 1998.
[6] V. p. 91 et citation de Maurice Bellet, Le Dieu pervers, p. 17. C’est ainsi que l’invitation à « porter notre croix à la suite de Jésus » devient une injonction doloriste, l’invitation à aimer un Dieu qui nous éreinte. Il veut que nous soyons parfaits comme Lui est parfait ». Ainsi s’exprimait un ancien évêque et archevêque de Belgique pour appuyer cette interprétation.
[7] Bellet, p. 302-303, cit. a M.J. Thiel, p. 95.
[8] Jean-Baptiste Metz, Memoria passionis. Un souvenir provoquant dans une société pluraliste, Paris, Cerf, Cogitatio Fidei n° 269, Paris 2009.
[9] M.J. Thiel, p. 123 et sv. Jean-Baptiste Metz a toujours approfondi cette question de « mémoire dangereuse ». Un de ses premiers écrits à ce propos est lié à une homélie qu’il avait prononcée fin 1969, remaniée et éditée. V. J.B. Metz, Befreiendes Gedächtnis Jesu Christi, Grünewald Verlag, 1970.
[10] Michel Foucault, cit. a M.J. Thiel, p. 175.
[11] Patrick Goujon est Normalien, agrégé de lettres modernes. Prêtre jésuite, il enseigne la théologie spirituelle et dogmatique au Centre Sèvres à Paris. Il relate sa propre expérience douloureuse comme victime d’abus dans Prière de ne pas abuser, Paris, Seul, 2021.
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