Bruno Mori
Pierre Collet
Publié dans Bulletin PAVÉS n°80 (9/2024)
Après son décès survenu en fin d’année dernière, les amis de Bruno Mori ont pris son relais pour publier ce petit recueil[1] de 32 réflexions dont un certain nombre d’homélies ou de commentaires bibliques autour du thème désormais incontournable : le cœur du christianisme n’est pas de l’ordre de la religion, mais de l’humanisation. Le prêtre italo-canadien était devenu récemment un des témoins les plus écoutés du mouvement dit "post-théiste" avec un livre[2] très riche qui avait reçu un accueil mérité, grâce en particulier à son style limpide, simple, accessible à tous. Le propos de l’auteur était clair : les réticences et les critiques de nos contemporains face au christianisme – catholique surtout – sont légitimes car il n’est plus du tout fidèle à ce que nous savons de Jésus de Nazareth : celui-ci n’a pas créé une religion, mais un mouvement spirituel, déplaçant le sacré de la religion pour le placer dans l’être humain et dans la création. Il est grand temps de nous ressaisir et de substituer à la "religion" une "manière de vivre" qui s’inspire de "la voie" de Jésus…
Invité à développer sa thèse, Bruno Mori venait de publier un deuxième livre[3] qui avait été rédigé il y a déjà vingt ans mais dont le contenu n’avait guère besoin d’être actualisé. La facture peut paraître plus "technique" mais la pertinence des analyses de ces trois "piliers institutionnels" – que sont les dogmes, les sacrements et la "structure cléricale" – mérite l’effort consenti. La critique repose sur des explications historiques convaincantes et débouche sur une conclusion sans appel : ce qu’on nomme habituellement le "système" catholique est devenu un "totalitarisme" qui « s’est développé dans trois directions, 1. un totalitarisme intellectuel qui vise le contrôle de l’intelligence, 2. un totalitarisme spirituel qui s’exerce sur la vie intérieure des personnes et qui régit la relation avec la divinité, 3. un totalitarisme éthique qui cherche à gérer la vie matérielle et à gérer les principes qui doivent inspirer le comportement pratique des personnes dans leur vie individuelle, familiale et sociale ».
Que peut-il bien rester de notre foi chrétienne après cette déconstruction en règle ? L’essentiel sans doute… et c’est donc avec plaisir qu’on ouvre ce troisième volume d’un tout autre genre où l’auteur adresse très concrètement ses Méditations à la communauté de chrétiens qu’il a rencontrés chaque dimanche pendant des années. C’est le souci de vérité et d’engagement qui interpelle d’abord : pas de théorie, pas de référence doctrinale ou idéologique, mais une constante actualisation des textes d’évangile interrogeant nos vies.
Ce que nous donnent à entendre ces méditations, « c’est le cœur de la foi vécue par Jésus et qui se présente comme un chemin d’humanisation sans pareil. Elles nous rappellent la source d’inspiration à laquelle le Nazaréen s’est référé sans cesse : son Dieu, source d’amour, de vie et d’être, animant de sa présence infiniment créative tout ce qui existe et vit et pressant les humains à vivre libres et fraternels. » (J. Musset)Quelle différence avec le "Dieu théiste officiel" ? John Shelby Spong situait celui-ci dans « la croyance en un Être suprême, extérieur et antérieur au monde, personnel, surnaturel, tout-puissant et agissant dans le réel quand et comme il le souhaite ». Mais cette image de Dieu, dira José Arregi, « apparue il y a environ 7000 ans à Summer, et qui a servi à expliquer l’existence du monde et à maintenir l’ordre, à promouvoir le bien et à prévenir les dommages mutuels, ne s’inscrit plus dans le cadre culturel de notre époque : ni comme cause première expliquant le monde, ni comme fondement ultime de l’éthique ».
Les théologiens et les philosophes du courant post-théiste ne renient pas forcément l’appellation "Dieu" même si plusieurs lui préfèrent d’autres termes comme le Mystère, la Source éternelle, la Présence créatrice, l’Amour libérateur… Mais ce qui est refusé est clairement exprimé par la séparation et le dualisme de la terre et du ciel. Cela ne devrait d’ailleurs pas surprendre dans une tradition chrétienne dont le message central n’est autre que l’incarnation.
Cette critique risque-t-elle de nous faire perdre la dimension "personnelle" du Dieu auquel nous avons été habitués à penser et que nous nommons en "tu" dans la prière ? Au risque de tomber dans une sorte de panthéisme informel ? La question mérite la plus grande attention et fait d’ailleurs l’objet de débats passionnés, ouvrant une perspective très intéressante et mettant en évidence le lien entre deux questions : la première qui s’attacherait à cerner la définition d’une identité de Dieu est indissociable de la deuxième qui est la démarche de recherche de Dieu en elle-même, et donc de l’attitude du sujet qui la mène et qui n’est pas un individu séparé. La question de "Dieu" ne serait pas séparable de la question du "croire". On n’en est plus à discuter de doctrine mais c’est notre vie elle-même qui est concernée et notre relation à Lui. Immense sujet qui mériterait d’être développé une autre fois avec toutes les nuances nécessaires[4]…
La réponse de Mori est que le "Dieu" de Jésus qui lui parle dans le secret lui est tout intérieur : « Chacun de nous possède une source d’eau vive cachée dans les profondeurs de son être. C’est dans cette source que nous trouvons les caractéristiques véritables de notre humanité. C’est en elle que se réfléchit l’image de Dieu que nous sommes… » (commentaire de Jean 4, p. 54).
Autre exemple : « Jésus a établi le lieu privilégié de la présence, de l’action et de la manifestation de Dieu à l’intérieur du cœur de l’homme. Son Dieu est le fond de son âme. Il disait : ‘Dieu est en moi et moi je suis en Dieu. Dieu et moi nous ne faisons qu’un.’ » (commentaire de Luc 6,39-45, p. 106).
Il faudrait citer beaucoup d’autres accents relevés par Mori dans l’attitude de Jésus, son insistance sur ‘le culte en esprit et en vérité’, ses actes de délivrance d’hommes et de femmes malades, opprimés, emprisonnés dans leurs peurs et leurs carcans sociaux et religieux, dans leur marginalisation. Et ne pas manquer les pages sur sa relation avec les femmes – « C’est Jésus de Nazareth qui, il y a deux mille ans, a commencé le mouvement de libération et d’émancipation des femmes » (p. 82) – et surtout le chapitre ‘La révolution féminine anticipée’ à propos de « Marthe, la femme de l’observance et de la conformité, complètement intégrée au système patriarcal […], et sa sœur Marie, la femme de l’intériorité et de la vérité, en désir d’apprendre, de connaître et de savoir […] » (commentaire de Luc 10,38-42, p. 164-170).
Sur ce dernier propos, nous ne résistons pas à évoquer un prolongement éclairant tiré du dernier livre de Mary Balmary[5]. La psychanalyste pousse la lecture encore "plus loin" : « Possédée sans doute par une obligation de perfection qui la dévore, Marthe se soumet à un Surmoi persécuteur qui l’entrave, ne supporte pas de voir sa sœur libre de ce diktat intérieur et voudrait que Jésus la ramène à l’ordre. Jésus ne marche pas dans ce coup-là. Le coup de la névrose, dirions-nous entre psys. Marthe s’agite autour de beaucoup de choses, alors que Marie reste auprès de quelqu’un. C’est cette part de liberté qui compte, dit Jésus. […] Le monde est plus qu’un problème à résoudre, il est un mystère à contempler […] Dans nos sociétés dominées par la raison instrumentale, ce message n’est malheureusement plus entendu. »
Pierre Collet (Hors-les-murs)
[1] Bruno Mori, Méditations insolites sur les évangiles. Jésus, un chemin d’humanisa-tion, éd. Karthala, 2024, 182 pages. Voir la présentation de J. Musset sur https://nsae.fr/ 2024/06/06/meditations-insolites-sur-les-evangiles-jesus-un-chemin-dhumanisation/
[2] Bruno Mori, Pour un christianisme sans religion. Retrouver la "Voie" de Jésus de Nazareth, éd. Karthala, 2021, 302 pages. Voir la présentation de Ph. Liesse dans notre revue de septembre 2022 et https://paves-reseau.be/revue.php?id=2028 et celle de Jacques Musset sur https://nsae.fr/2021/10/05/pour-un-christianisme-sans-religion-2/
[3] Bruno Mori, Vers l’effondrement. Crise des dogmes, des sacrements et du sacerdoce dans l’Église catholique, éd. Karthala, 2023, 276 pages. Voir p.ex. la lettre n° 217 sur le blog de Michel Ansay : https://partagesavoirs.blogspot.com/2023/ et l’article de Jacques Musset dans Golias Magazine n° 213 de décembre 2023.
[4] Nous avons déjà publié des textes de plusieurs auteurs du courant "post-théiste" comme J.S. Spong ou José Arregi. Les lieux où ce débat est particulièrement riche depuis au moins trois ans nous semblent être l’agence italienne Adista et le site espagnol Atrio. Voir par exemple José Arregi, Quel Dieu, quel Jésus, quel christianisme ? texte de 2022, en particulier la thèse citée ici I.3 : https://paves-reseau.be/revue.php?id=2016. Où l’on découvrait entre autres choses qu’il préfère l’appellation "trans-théiste" parce qu’elle permet de viser l’au-delà de Dieu plutôt que son remplacement temporel… Pour approfondir le sujet, voir la présentation par Jacques Monnaie dans notre numéro 78 de mars 2024 du livre remarquable de José Arregi, Dieu au-delà du théisme : https://paves-reseau.be/revue.php?id=2160.
[5] Mary Balmary, Ce lieu en nous que nous ne connaissons pas, Albin Michel 2024, p. 123. Commentaire de Louis Cornellier dans Golias-Hebdo n° 828 du 22 août 2024.
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