Les sans papiers dans les églises
Jean-Marie Faux
Publié dans Bulletin PAVÉS n°7 (6/2006)
Peu avant Pâques de cette année 2006, s’est déclenché un mouvement d’occupation d’églises et d’autres lieux publics par des sans papiers en demande de régularisation. Peu à peu le mouvement a fait tache d’huile et, à ce jour, une trentaine d’églises dans tout le pays, ainsi que quelques mosquées, maisons de la laïcité ou locaux universitaires (Université de Liège) y participent. À cette vague d’occupations, les évêques de Belgique ont réagi, d’abord en ordre séparé, puis par une déclaration commune. Le fait et les réactions interpellent la conscience ; une réflexion sur les différents aspects de la question ne sera pas inutile.
Ce n’est pas la première fois que des églises sont occupées par des sans papiers en quête de régularisation. Sans remonter plus loin, rappelons la vague d’occupations qui eut lieu à la fin du siècle dernier avec le Mouvement pour la Régularisation. Depuis il y a encore eu les Afghans à l’église Sainte-Croix en 2003, les Iraniens aux Minimes en 2004… Et enfin la longue occupation de l’église Saint-Boniface à Ixelles d’octobre 2005 à mars 2006.
Mais un mouvement global et organisé comme celui dont nous sommes actuellement témoins est quelque chose de neuf. L’élément déterminant, semble-t-il, est la création récente d’une structure d’organisation des sans-papiers eux-mêmes. L’UDEP, Union de Défense des Sans Papiers, est née en 2004, à la suite d’une marche européenne des sans papiers. Les personnes concernées sont sorties de l’ombre, se sont organisées, ont créé un réseau qui relie les groupes de différentes villes et régions, de différentes provenances et situations. L’existence de l’UDEP a rendu possible le choix d’une stratégie et l’organisation d’une action concertée. Sur ces entrefaites, la longue occupation de l’église St-Boniface a abouti à des promesses de régularisation par le ministre de l’Intérieur, au terme de négociations serrées. Encouragés par ce résultat, l’UDEP a lancé le mouvement. Il a trouvé un terrain favorable dans le grand nombre de personnes en situation irrégulière, ardemment désireuses de sortir de l’ombre et enfin autorisées à nourrir un espoir.
Dans ce contexte politique et humain, on voit bien que les occupations d’églises et de lieux publics sont les points forts d’un vaste mouvement de pression. Comment convient-il de le comprendre et de l’assumer ? Un bref rappel historique ne sera pas inutile pour expliquer le choix préférentiel des églises (et seulement de façon dérivée, de lieux analogues) comme refuge. Asile, du grec a- (alpha privatif) -sulè (= pillage), signifie un lieu inviolable. Selon la Bible, le meurtrier « involontaire », c’est-à-dire celui qui n’a pas prémédité son crime, pourra trouver refuge dans certaines villes-sanctuaires (Exode 21, 3). La tradition se continue dans l’antiquité chrétienne et le Moyen âge. Il ne s’agit pas de soustraire un coupable à la justice, mais bien à la vengeance privée et à des formes expéditives et brutales de justice. L’asile, au sens moderne, est devenu progressivement l’apanage des États et la Convention de Genève a reconnu leur prérogative. L’asile ecclésiastique est devenu obsolète, au point que le nouveau Code de Droit Canon ne le mentionne même plus. Ce n’est pas pour autant que l’Église renonce à son devoir d’hospitalité. C’est ainsi que, dans les années 80, s’est développé au sein des Églises des États-Unis, un mouvement appelé « Sanctuaire » dont les membres, au risque de poursuites judiciaires, facilitaient l’accueil de personnes qui fuyaient les conflits d’Amérique centrale. Ainsi s’introduit la possibilité d’une distance entre ce que la conscience chrétienne exige et la stricte application de la loi. Les délégués à la pastorale des migrants de vingt pays d’Europe, réunis à Munich en octobre 1994 pour un séminaire sur les illégaux, appelaient cela « un dilemme humanitaire » qu’ils exprimaient de la façon suivante : Comment concilier l’impératif d’intervenir en toute situation d’atteinte à la dignité humaine avec la loi positive qui interdit d’aider toute personne se trouvant illégalement sur le territoire.
Dans le cas des occupations d’églises, il ne s’agit pas à proprement parler de chercher refuge pour ne pas être arrêtés ou expulsés. Cet aspect n’est évidemment pas tout à fait absent. Même si l’église n’est pas un territoire hors de l’autorité de l’État, il resterait difficile à l’autorité civile d’y intervenir si les responsables religieux s’y opposent. Mais le sens de l’action n’est pas celui-là. Ceux qui l’entreprennent ne se cachent pas, ils s’exposent au contraire ; il s’agit d’une forme de protestation publique dont le but est de toucher l’opinion et, par ce biais, d’agir sur le monde politique et les autorités. La démarche a une signification politique. La communauté ecclésiale et ses responsables qui accueillent des sans papiers soutiennent ainsi une forme de manifestation particulièrement apte à toucher l’opinion. Cette hospitalité particulière est en fait une forme de participation démocratique.
Les évêques de Belgique semblent avoir bien compris cela. Intervenant d’abord en ordre dispersé et avec des nuances diverses, puis par une déclaration commune datée du 11 mai, ils déclarent clairement que le problème des sans papiers est une question politique qui réclame une réponse politique. Ils se défendent d’exercer « une forme de chantage moral sur les politiciens ». Mais ils constatent aussi que la situation des sans papiers est un drame humain qui « est l’affaire de tous ». Il est intéressant de noter que les évêques situent clairement leur intervention dans cette responsabilité commune. « Le problème … en appelle à la conscience de chacun. Les évêques ne veulent rien d’autre que de s’associer à un tel appel ». Ce refus de se mettre à part me paraît une juste appréciation, et de ce que peut être une parole chrétienne et du sens même des occupations d’églises en démocratie pluraliste.
Les communautés chrétiennes locales, du moins beaucoup d’entre elles, ont également bien compris la portée de ce mouvement. Car ce qui frappe et réjouit, c’est la grande implication des chrétiens et, autour d’eux, de larges cercles de solidarité, dans l’accueil des occupants et la défense de leur cause. C’est le mérite de l’UDEP d’avoir discipliné le mouvement qu’il a enclenché et de négocier les occupations et leurs conditions. Mais il a trouvé en beaucoup d’endroits un accueil, une collaboration, une volonté d’initiative qui débordent de loin la simple hospitalité et débouchent sur une solidarité militante. La place me manque pour donner des exemples. Mais un reportage qui ferait le tour des églises et autres édifices occupés actuellement en Belgique serait du plus grand intérêt, et notamment pour montrer comment le mouvement des églises déborde sur l’ensemble de la société, dans une saine émulation.
Où tout cela va-t-il conduire ? Quelles sont les chances du mouvement ? Un premier résultat, c’est qu’il révèle l’ampleur du problème. À la demande de l’UDEP, dans les lieux d’occupation, des listes d’inscription des sans papiers ont été ouvertes. À Forest qui accueille une trentaine de personnes, ce sont plus de 10 800 sans papiers qui se sont fait inscrire. Ailleurs c’est à l’avenant. À la vue de ce qui se passe, on est autorisé à risquer le chiffre de 100 000, voire de 150 000 sans papiers aujourd’hui en attente de régularisation.
Le contexte politique est relativement favorable. Le 23 mai s’est ouverte à la Chambre la discussion du projet de loi du gouvernement qui modifie substantiellement la procédure d’asile. Mais en ce qui concerne les régularisations, à part une disposition concernant les personnes gravement malades et l’introduction de la protection subsidiaire pour celles qui, pour des raisons d’insécurité générale, sont dans l’impossibilité de retourner dans leur pays, le ministre se refuse à modifier la loi. Rien n’est non plus prévu comme mesure exceptionnelle pour résorber l’arriéré. Il faut ajouter toutefois qu’avec le projet de loi gouvernemental, plusieurs propositions de loi plus positives, présentées par divers partis, sont sur la table et que, lors du débat au Parlement qui a commencé le 24 mai, diverses associations dont l’UDEP elle-même seront entendues.
Qu’adviendra-t-il de cette action ? Si bons que soient les résultats du débat parlementaire, il ne pourra résoudre tous les problèmes, il fera des déçus. Cela ne devrait pas arrêter ceux que les circonstances et l’ouverture de leur cœur entraînent dans ce mouvement de solidarité active. Se faire le prochain de personnes exclues, dans un combat de société, est une entreprise difficile, jamais toute pure. Selon une expression d’Henri Goldman dans un article de la revue Politique (janvier 2005, p.5), comme toute personne qui assume une responsabilité citoyenne, le chrétien doit se tenir « bien campé à l’intersection de l’utopie et du réalisme ».
Jean-Marie Faux (Centre AVEC)